Le signifié de puissance

Jacqueline Picoche a consacré une partie de son travail à la polysémie, convaincue du « caractère absolument fondamental du lexique 144  ». Pour comprendre le fonctionnement de la polysémie elle a utilisé les théories de Gustave Guillaume sur le signifié de puissance et les résultats de ses recherches sur les morphèmes grammaticaux, estimant que sa démarche pouvait s'appliquer aussi bien à la lexicologie avec le double but de trouver, avant tout, l'organisation des acceptions d'un lexème et, ensuite, les relations des lexèmes entre eux, en laissant de côté les questions diachroniques 145 .

Parmi les notions que Jacqueline Picoche développe à partir des écrits de Gustave Guillaume 146 (psycho-systématique, psycho-sémiologie, incidence, cinétisme, subduction), nous nous attacherons essentiellement à ce qu'elle écrit sur le signifié de puissance. Nous en verrons l'intérêt lors de l'analyse à proprement parler de la polysémie de folie pour montrer la similarité des résultats de l'analyse sémique lorsque la démarche onomasiologique précède la démarche sémasiologique, et de l'analyse guillaumienne.

« La notion de signifié de puissance, explique-t-elle, quoique rarement théorisée, est fondamentale chez Guillaume [...]. Un signe totalise en lui-même un signifiant et un signifié de puissance qui lui est attaché de façon permanente. Le signifiant est médiateur entre le signifié de puissance et le signifié d'effet qui résulte momentanément de l'emploi qui en est fait dans le discours. Le signifié de puissance, réalité inconsciente de l'ordre du virtuel, devient actuel par l'effet du discours 147 . »

Jacqueline Picoche propose deux grands types de signifié de puissance.

Le premier type se « compose du sémème complet de l'acception plénière et de l'ensemble des cinétismes 148 qui y conduisent. »

Le deuxième grand type de signifié de puissance « consiste en un certain nombre de traits sémantiques, cohérents entre eux, que l'usage spécialise dans certains emplois particuliers par le contexte mais sans appauvrissement sémantique (enrichis au contraire de sèmes complémentaires), cette partie commune aux différents sémèmes d'un polysème pouvant jouer le rôle, dans certains mots de genre prochain, dans d'autres de différence spécifique. » 149

En résumé la définition de Jacqueline Picoche du signifié de puissance est la suivante : « toute construction sémantique, dynamique (avec subduction) ou statique (sans subduction), capable de révéler l'unité d'un polysème » 150 . L'auteur ajoute d'abord que le signifié de puissance doit être spécifique à chaque polysème et permettre d'opposer entre eux des parasynonymes, ensuite qu'il doit permettre la distinction des polysèmes et des homonymes, et enfin qu'il doit permettre une ordination des acceptions d'un polysème au moins dans le cas de la subduction, ainsi qu'un ordination des polysèmes entre eux et des monosèmes par rapport aux polysèmes 151 .

Notes
144.

Picoche, 1986, p. 3.

145.

Picoche, 1986, p. 5 et Picoche, 1977, p. 76.

146.

Guillaume, 1984.

147.

Picoche, 1986, p.8.

148.

À propos de la notion de cinétisme, on peut citer Jacqueline Picoche. « L'esprit s'approprie l'univers par tout un ensemble de mouvements de pensée inconscients qui se développent d'une part en diachronie, selon le temps de l'histoire, d'autre part en synchronie, selon un temps « composé du tout dernier demi-instant vécu et du tout premier demi-instant à vivre », un temps aussi rapide qu'on voudra, que Guillaume appelle le « temps opératif ». Chacun de ces derniers mouvements de pensée ou « cinétismes » est une sorte de trajectoire sémantique dont tout point peut, en principe, être le siège d'une immobilisation par le discours, faire l'objet d'une « saisie » produisant un « effet de sens ». Un cinétisme procède, selon « une chronologie de raison », du large à l'étroit, de l'universel au particulier, procédant par subdivisions et enrichissements successifs. Plus la saisie est proche du début du cinétisme, donc « précoce », plus l'effet de sens produit est vague, abstrait, sémantiquement pauvre ; plus la saisie a lieu à proximité du terme du cinétisme, plus elle est « tardive », plus l'effet de sens produit est concret, précis, chargé d'une multiplicité de traits sémantiques, la dernière saisie possible étant dite plénière. »

On peut encore citer Jacqueline Picoche à propos de la subduction qui est le pendant du cinétisme. « Pourtant, la démarche du linguiste, qui observe de l'extérieur les faits de langage terminés et conscients, vanécessairement en sens inverse, partant de l'effet de sens le plus riche, de la saisie plénière, et considérant par rapport à elle les emplois plus pauvres comme soustraits, extraits, autrement dit subduits. » Picoche, 1986, p. 7.

149.

Picoche, 1986, p. 9.

150.

Picoche, 1986, p. 9.

Pour la mise en évidence de ces deux grands types de polysémie à partir d’une vaste étude de corpus dictionnairique et textuel, on se reportera à la recherche menée par Sylvianne Rémi-Giraud sur le mot air au XVIIe et au XXe siècle — le mot air "fluide gazeux" (XXe siècle) et "élément" (XVIIe siècle) relève d’une structuration dynamique de la polysémie tandis que le mot air "apparence" (XXe siècle) et "manière d’être" (XVIIe siècle) relève d’une construction statique. Rémi-Giraud, 1999.

151.

Picoche, 1986, p. 9-10.