3.1.2.4— De l'ordre dans le classement des acceptions avec le Trésor de la langue française 193 (TLF) et Le Grand Robert de la langue française 194 au XXe siècle

Au XXe siècle le nombre des acceptions de folie continue de s'accroître (une vingtaine pour le TLF et environ onze pour Le Grand Robert de la langue française sans rentrer dans le détail de la hiérarchisation dont on va voir l'originalité) mais surtout ces acceptions sont classées et organisées de manière à former un réseau structuré et hiérarchisé avec des sens génériques et d'autres plus spécifiques.

C'est au XXe siècle qu'apparaît le souci de la hiérarchisation du système sémantique du mot folie. Auparavant le dictionnaire de Littré au XIXe siècle et les autres dictionnaires des siècles précédents s'étaient contentés d'accumuler les acceptions dans un ordre dont l'intelligence n'est pas toujours évidente, mais un ordre que l'on retrouve pourtant au fil des siècles : en premier les acceptions relatives au sème principal [folie], en deuxième celles relatives au sème principal [conduite folle], et en troisième celles relatives au sème principal [badinage].

Reste que cet ordre est bien aussi celui que l'on retrouve au XXe siècle dans le TLF et Le Grand Robert de la langue française. En plus lisible et en plus détaillé dans le TLF édité en 1980 et en plus flou dans Le Grand Robert de la langue française édité en 1985. Avec aussi des contradictions et des partis pris différents qui apparaissent dès que s'ébauche un classement.

Ainsi Le Grand Robert de la langue française semble devoir utiliser deux types de classement qui ne sont jamais menés au bout et qui n'éclaircissent pas de ce fait la structuration du mot folie. Le premier type de classement est celui d'une répartition des sens à partir des sèmes principaux définis précédemment : [folie], [conduite folle] et [badinage] 195 . Le deuxième type de classement est celui du regroupement par structures syntaxiques communes 196 .

La structuration du Grand Robert de la langue française est assez simple :

Folie : A. 1/Courant (Vieux en psychiatrie, sauf dans certaines expressions). Trouble mental ; dérèglement, égarement de l'esprit. ’ ‘(Locutions vieillies). Psychiatrie. ’ ‘ Ethnologie. Ensemble de manifestations de comportement liées à un désordre psychique, spécifiques de certains groupes ethniques. ’ ‘ Locution courante (vieux dans la langue scientifique). ’ ‘ Par exagération. Courant. État d'exaltation intense où le contrôle du comportement semble avoir disparu.— Remarque : cet emploi, non scientifique est proche de la notion psychiatrique de “manie”.— ’ ‘2/(1690). Caractère de ce qui échappe au contrôle de la raison. Irrationnel. ’ ‘ Absolument. L'irrationnel. — Spécialement. L'imagination, l'inspiration. ’ ‘Théologie chrétienne.’ ‘3/Manque de jugement, de bon sens ; absence de raison ; comportement qui dénote ces traits (le mot et la notion dépendent évidemment des critères sociologiques du jugement).’ ‘En interjection. Folie ! :’ ‘Locution adverbiale (1704). A la folie.’ ‘ Spécialement. C'est de la folie ’ ‘4/Une, des folies. a) Idée, parole, action déraisonnable, extravagante. ’ ‘ Locution, vieux. Faire folie de son corps, ’ ‘b) (1843, Balzac). Dépense excessive.’ ‘c) La folie, une folie de... Marotte, passion. ’ ‘5/(XVII-XVIIIe siècle; remotivation de II. Folie). Vieux. Riche maison de plaisance.’ ‘ Moderne. Folies, se dit de certains théâtres, music-halls. ’ ‘6/Passion violente, déraisonnable et, par extension, la passion (opposé à raison). Amour, passion. ’ ‘7/Gaieté vive, un peu extravagante. Par extension. Action ou parole gaie et souvent libertine. Dire, faire mille folies.’ ‘B. Musique. Folie Espagne ou folie  : danse d'origine ibérique, dont l'allure est voisine de celle de la passacaille, et qui fut en vogue dans toute l'Europe au cours du XVIIe siècle. ’

C'est cependant le TLF qui se montre le plus efficace dans sa structuration sémantique du mot folie à partir des deux types de classement précédemment cités. Il propose une répartition beaucoup plus complexe :

‘A.— 1. Trouble du comportement et/ou de l'esprit, considéré comme l'effet d'une maladie altérant les facultés mentales du sujet. ’ ‘2. En partic. [Le concept de folie est défini dans une approche sc. et/ou institutionnelle] a) PSYCH., MED. b)DR. c) Dans diverses sc. hum. contemp. Phénomènes humains rapportés à une conception de l'homme comme être inconscient. ’ ‘B. — État psychologique passager de trouble intense ou d’exaltation, causé par une forte émotion ou un sentiment violent et qui peut (dans certains contextes) être assimilé à un accès de folie (au sens A 1 supra). ’ ‘— Spécialement 1. Vieilli. Amour, désir. 2. Rage folle. ’ ‘C.— 1. [Avec, éventuellement, une valeur dépréc. de condamnation ou de rejet]’ ‘a) Conduite, comportement qui s'écarte de ce qui serait raisonnable aux regards des normes sociales (dominantes ou propres à l'idéologie du locuteur) et qui est considéré comme l'expression d'un trouble de l’esprit (au sens A 1 supra) et/ou d'un manque de sens moral, de bon sens ou de prudence. ’ ‘b) Spécialement’ ‘+ Emploi attributif. [Précédé de l'art. partitif ou sans art.] ’ ‘+ Emploi interjectif Folie !’ ‘c) P. méton.’ ‘+ Acte, action contraire au bon sens, à la raison ou considéré comme tel. ’ ‘+ Propos, idée, projet contraire au bon sens, à la raison ou considéré comme tel. ’ ‘+ [Construit avec un compl. prép. de spécifiant un comportement partic. ; gén. déterminé par un poss.]. Erreur, illusion rapportée à un désir déraisonnable. ’ ‘d) [Construit avec un compl. prép. de désignant l'objet d'un désir]’ ‘+ Désir, goût excessif et exclusif de (quelque chose). ’ ‘+ (Quasi-) synon. de fièvre. ’ ‘2. [Sans Valeur dépréc. de condamnation ou de rejet]’ ‘a) Conduite, comportement qui, affranchi des convenances ou des normes sociales (dominantes ou propres à l’idéologie du locuteur), s'accompagne de gaieté, d'insouciance ou les entraîne. ’ ‘b) P. méton., au sing. ou au plur. Acte ou propos très gai, un peu extravagant. ’ ‘c) En partic. ’ ‘D. – [Correspond à fou I A, B 2, C, D] Caractère fou de (quelqu’un, quelque chose). ’ ‘E. – En partic. [Le concept de folie est défini dans diverses approches philos. comme ce qui est contraire aux valeurs idéales de sagesse et de raison]’ ‘1. Dans le domaine de la philos. morale.. a) Anton. de sagesse. b) Anton. de raison. ’ ‘2. MYSTIQUE CHRET. [Folie est employé pour désigner la foi, qui semble déraisonnable aux incroyants et, par renversement, le savoiret la conduite des incroyants, qui semblent déraisonnable pour celui qui a la foi].’

Concernant le sème principal [folie] correspondant aux explications médicales, les différents sens proposés dans Le Robert et le TLF sont maintenant devenus vieillis dans la langage scientifique comme le précise le TLF : « Dans ces disciplines, l'emploi du terme folie tend à disparaître à cause de son caractère ,,général et très vague" (LAL . 1968) ou de sa connotation péj. et sous l'influence de conceptions nouvelles de la santé et de la maladie mentale. Il en est de même des différentes lexies (v. supra a +) définies dans les nosographies psychiatriques du XIXe s. et du déb. du XXe s. Le terme folie est remplacé par maladie mentale, aliénation mentale ou un terme défini dans les nosographies contemp. (lexie composée des termes psychose, délire, plus rarement, démence, ou terme formé à l’aide de l'élément de composition —phrénie). », et comme prévient Le Grand Robert de la langue française à plusieurs reprises : « (Vieux en psychiatrie sauf dans certaines expression) », « (Locutions vieillies) ».

Cependant le choix du Grand Robert de la langue française est de suivre l'évolution de la notion depuis l'appropriation de la folie au XIXe siècle par la science qui semble au XXe siècle l'abandonner au monde de tous les jours qui reprend pour lui les expressions : « Courant (Vieux en psychiatrie) » et « Locution courante (vieux dans le langage scientifique) ». Et ceci jusqu'à un sens « Courant » donné « Par exagération » et par comparaison d'un état proche de la folie avec la vraie folie : « État d'exaltation intense où le contrôle du comportement semble avoir disparu ». Avec ce sens apparaît l'idée que la folie peut atteindre tout le monde à un moment ou à un autre : chacun peut avoir des moments, des instants de folie.

À l'inverse le choix du TLF, et l'on en verra les raisons plus bas, est de ne pas montrer cette évolution, pour s'attacher à la comparaison de la folie et d'un état qui en est proche.

Le TLF est le premier dictionnaire à faire référence à la connotation positive ou négative véhiculée par le mot folie 197 — « C.— 1. [Avec, éventuellement, une valeur dépréc. de condamnation ou de rejet] » et « 2. [Sans Valeur dépréc. de condamnation ou de rejet] » — tout en ramenant parallèlement le problème à un décalage par rapport à la norme : « Conduite, comportement qui s'écarte de ce qui serait raisonnable aux regards des normes sociales (dominantes ou propres a l'idéologie du locuteur) » et « Conduite, comportement qui, affranchi des convenances ou des normes sociales (dominantes ou propres à l’idéologie du locuteur) ». Seul le deuxième point est souligné par Le Grand Robert de la langue française, sans que cela permette de distinguer les acceptions de folie cependant : « Manque de jugement, de bon sens ; absence de raison ; comportement qui dénote ces traits (le mot et la notion dépendent évidemment des critères sociologiques du jugement). »

Plusieurs conséquences découlent de ce mode d'appréhension de la réalité.

La première conséquence est que le TLF et Le Grand Robert de la langue française s'accordent pour distinguer enfin ce qui dans la folie se rapporte à l'esprit et ce qui se rapporte à la raison. L'esprit est directement lié au sème principal [folie] — la maladie — : « Trouble mental ; dérèglement, égarement de l'esprit. » pour Le Grand Robert de la langue française et "Trouble du comportement et/ou de l'esprit, considéré comme l'effet d'une maladie altérant les facultés mentales du sujet. » pour le TLF. La raison est quant à elle liée au deuxième sème principal [conduite folle] : « Manque de jugement, de bon sens ; absence de raison ; comportement qui dénote ces traits » pour Le Grand Robert de la langue française et « Considéré comme l'expression d'un trouble de l’esprit [...] Acte, action contraire au bon sens, à la raison ou considéré comme tel. » pour le TLF.

La deuxième conséquence est que le TLF mélange sous une seule acception générale C, ce que tous les autres dictionnaires — et que continue à faire Le Grand Robert de la langue française — distinguaient, à savoir les sèmes principaux [conduite folle] et [badinage] comme conduite anormale, l'une négative et l'autre positive.

La troisième conséquence est la création d'un nouveau sème principal par le TLF, [conduite folle], avec la valeur neutre de la maladie sans les valeurs positives ou négatives des conduites anormales : « État psychologique passager de trouble intense ou d’exaltation, causé par une forte émotion ou un sentiment violent et qui peut (dans certains contextes) être assimilé à un accès de folie. », concernant plus spécialement l'amour ou la rage. La passion excessive est considérée par le TLF comme une « conduite folle » à connotation négative, la passion pour un objet mais aussi pour une personne — « Objet d'un désir ardent, excessif. » 198 . C'est cette distinction que l'on retrouvait d'une manière plus floue dans le dictionnaire de Littré au XIXe siècle dans cette acception qu'il donnait en premier, avant l'acception médicale : « dérangement de l'esprit » 199 . Allant plus loin, c'est peut-être là qu'il faut rechercher la confusion faite les siècles précédents et notamment au XVIIe siècle entre esprit et raison comme on l'a vu et mélangeant conduite folle et conduite très proche de la folie 200 . Cependant c'est ce continue à faire Le Grand Robert de la langue française qui met ensemble comportement fou et attitude proche de la folie : « Courant (Vieux en psychiatrie, sauf dans certaines expressions) Trouble mental ; dérèglement, égarement de l'esprit. » et "Par exagération Courant État d'exaltation intense où le contrôle du comportement semble avoir disparu. » Le Grand Robert de la langue française ne prend pas partie cependant sur la passion amoureuse dont il fait une acception principale sans la lier à la passion excessive pour quelque chose. 201

La quatrième conséquence est la disparition du sème principal [passion] pour le TLF, mais pas pour Le Grand Robert de la langue française, les acceptions qui en dépendent devenant une partie de celui de [conduite folle] à connotation négative.

Enfin il faut parler de la création de deux nouveaux sèmes principaux.

Il y a ainsi tout d'abord l'apparition d'un sème principal 202 dans Le Grand Robert de la langue française et le TLF qui sous des apparences différentes semble renvoyer à la même réalité. Il s'agit pour le TLF de l'acception E — « [Le concept de folie est défini dans diverses approches philos. comme ce qui est contraire aux valeurs idéales de sagesse et de raison] » dans le domaine de la philosophie et de la mystique chrétienne — qui semble correspondre à l'acception A2 du Grand Robert de la langue française — « Caractère de ce qui échappe au contrôle de la raison. Absolument L'irrationnel. Spécialement L'imagination, l'inspiration. Théologie chrétienne Scandale. »

Ici en fait Le Grand Robert de la langue française ne fait que reprendre une partie du sens 1 « Dérangement de l'esprit » du dictionnaire de Littré 203 qui concerne l'irrationnel. Cependant, et même si cela n'est pas clairement affiché, le décalage qui est opéré en faisant passer l'acception après celle de la « folie » et non plus avant, semble passer d'une connotation neutre dans le dictionnaire de Littré à une connotation positive dans Le Grand Robert de la langue française 204 . De ce point de vue, la raison de l'homme n'est plus remise en cause comme étant « dérangée », mais comme étant impuissante à comprendre certaines choses dont les passions humaines ou les mystères de la religion : la folie des passions, la folie de la croix. Et dans Le Grand Robert de la langue française, comme dans le TLF, elle débouche, portée par la folie sur l'imagination.

En effet Le Grand Robert de la langue française fait réapparaître tout un pan de la folie occulté depuis les dictionnaires du XVIIe siècle et pourtant si important encore au siècle précédent 205 . Il s'agit de tout ce que la folie peut apporter de bon à l'homme et à sa raison sous la forme de l'imagination ou de l'inspiration ; la poésie est une folie rythmée. Le dictionnaire de Littré en parlait déjà au XIXe siècle, mais de manière discrète et ambiguë à travers un exemple cité à côté de « Accès de folie » : « C'est une chose admirable que tous les grands hommes ont toujours quelque grain de folie mêlé à leur science. » Et ce n'est qu'au XXe siècle que cette notion trouve véritablement sa place dans un dictionnaire, à côté de la folie comme maladie et comme écart par rapport à une norme.

Le TLF ne montre pas ce passage de l'irrationnel à l'imaginaire, mais oppose le premier à la sagesse et le deuxième à la raison : « Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de le folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit » (Gide, Journal, 1894).

Il faut noter ensuite l'apparition du sème principal [danse espagnole] dans Le Grand Robert de la langue française. Cependant le TLF choisit de lier cette acception à « conduite folle à connotation positive » 206 .

Ainsi du XVIIe siècle avec un système à quatre sèmes principaux : [folie], [conduite folle], [passion], [badinage], il semble que l'on passe au XXe siècle à un système à sèmes principaux qui a évolué avec la morale : [folie neutre], [conduite folle à connotation négative et à connotation positive], voire à trois sèmes principaux : [folie neutre], [conduite folle à connotation négative] et [conduite folle à connotation positive].

Notes
193.

Imbs dir., 1978 et 1980.

194.

Rey dir., 1985 et 2001.

195.

Cette structuration apparaît surtout dans le traitement médical de la folie pour lequel il n'y a qu'une seule acception principale A 1.

196.

Cette structuration est utilisée surtout pour l'acception A 4 subdivisée elle-même en quatre acceptions.

197.

Après le dictionnaire de Féraud au XVIIe siècle : « Folie, avec faire, se prend toujours en mauvaise part ; mais avec dire, il a quelquefois un sens fort bon. Il est toujours honteux de faire des folies : il est quelquefois agréable d’en dire. »

198.

Il y a là semble-t-il une contradiction que l'on retrouve encore dans la formulation de l'état psychologique définit en C1a « considéré comme l'expression d'un trouble de l’esprit » et qui est la même que celle en B « qui peut (dans certains contextes) être assimilé à un accès de folie ».

199.

Il s'agit chez Littré d'une acception complexe qui renvoie aussi à l'irrationnel. Voir plus bas page suivante.

200.

Cette manière de voir les choses montre qu'il existe au XVIIe siècle aussi une certaine conception de l'anormalité qu'elle soit négative ou positive et qui s'exprime de manière implicite. Il faudra attendre le XXe siècle pour qu'elle devienne explicite dans les dictionnaires.

201.

Ce sont pourtant les deux solutions que nous adopterions dans la structuration sémantique de folie : les conduites folles proches de la vraie folie dans leur neutralité seront associées à celle-ci et la passion amoureuse sera liée à la passion dans ce qu'elle a d'excessif et donc de négatif.

202.

Par une métonymie de transfert du sujet à l'objet

203.

Il s'agi d'une acception complexe qui renvoie à l'état proche de la folie, en ce qui concerne notamment la passion amoureuse. Voir plus haut page précédente.

204.

C'est ce qui nous semble le plus approprié pour une structuration sémantique du mot.

205.

Érasme, humaniste hollandais (v. 1469-1536) : Éloge de la folie .

206.

C'est ce qui nous semble le plus approprié.