3.2.1— Évolution historique des différentes lexies dérivées du latin

Le nom déraison est formé à partir du préfixe privatif dé(s)— et du nom raison issu du latin ratio. D'après le Dictionnaire historique de la langue française 207 le mot apparaît vers 1175 d'abord pour “ bavardage absurde ” puis “ manque de bon sens, folie ” vers 1177-1179.

Le FEW sous l'article « Ratio. 3. Vernunft. » recense sept lexies 208 dérivées de l'étymon latin ratio :

‘Ratio.’ ‘3. Vernunft.’ ‘Ablt. — […] Fr. […] Déraisonnableté f. ,,manque de raison" (ca. 1508). — Fr. […] irraisonnabilité f. ,,privation de raison" (1533, Dassy, Le Peregrin 74 v°, Db ; Molière, s. Besch). [...]’ ‘Mfr, Nfr […] Antiraisonnement ,,mauvais raisonnement" (1771, Br 6). […]’ ‘Afr. a desraison ,,excessivement" (13. Jh., TL ; Flashe 249), ,,sans réfléchir" (Gace ; BalJos ; AntA), desraison ,,manque de raison, de réflexion" (Chrestien-Oud 1660), desreson MortArtu 77, 25, nfr. déraison (seit Sév, s. Trév 1743). [...]’ ‘Nfr. déraisonnement ,,action de déraisonner" (seit SSimon, ,peu us'. Fér 1787-Lar 1949).’

Deux lexies 209 sont attestées en ancien français (IXe-XIVe siècle) 210 : desraison (Chrestien-Oud 1660), desreson.

Trois lexies sont attestées en moyen français (XVe-1660) 211 : desraison (Chrestien-Oud 1660), déraisonnableté (ca. 1508), irraisonnabilité (1533).

Trois lexies sont attestées en français moderne (à partir de 1660) 212 : déraison (1743), antiraisonnement (1771), déraisonnement (1787).

Le FEW recense également les différents sens de déraison et des autres lexies dérivées de ratio que l'on peut classer à la lecture des gloses proposées par le dictionnaire sous un seul sème essentiel [Conduite déraisonnable ou son résultat] que l'on peut diviser en deux parties qui s'excluent :

1/ [Conduite déraisonnable]

« Manque de raison » : déraisonnableté (ca. 1508) — « Privation de raison » : irraisonnabilité (1533) — « Manque de raison, de réflexion » desraison (Chrestien-Oud 1660), desreson, déraison (seit Sév, s. Trév 1743) — « Action de déraisonner » : déraisonnement (seit SSimon, ,peu us'. Fér 1787-Lar 1949)

2/ [Résultat]

« Mauvais raisonnement » : antiraisonnement (1771)

A première vue l'image que renvoie le FEW du mot déraison et des lexies voisines dérivées de ratio est celle d'un système équilibré avec un nombre de lexies durant les trois périodes restreint à deux ou trois et des sens regroupés sous un seul sème principal.

Cependant concernant le nombre de lexies tout d'abord le FEW ne mentionne pas comme on a pu le préciser en notes certaines lexies. L'originalité du système est que, après l'ancien français où n'existe que desraison à côté de lexies qui sont principalement des variantes graphiques, deux groupes de dérivés apparaissent ensuite successivement construits à partir de raison et de deux préfixes : d'abord en moyen français l'élément négatif du préfixe latin in— qui fait ir— devant r, puis en français moderne l'élément du grec anti « en face de, contre ». Parallèlement un jeu apparaît autour de la création de dérivés à partir de suffixes : d'abord en moyen français —ableté et —abilité puis en français moderne —ement. Après l'ancien français les essais de création de mots apparaissent donc très ordonnés et systématiques en moyen français et français moderne, mais sans grand succès puisque seul le mot déraison s'impose vraiment aujourd'hui.

L'on peut d'ailleurs s'interroger sur la nécessité qu'il y a eu de former d'autres mots à côté de déraison et sur les difficultés de ce dernier à s'imposer dans les dictionnaires comme on le verra 213 . Il se créé un vide au XVIIe siècle dans les dictionnaires autour du mot de(s)raison attestant des difficultés de passage à la forme desraison en concurrence avec plusieurs variantes qui sont créées artificiellement à la forme déraison qui sera la forme principale retenue ensuite, malgré un deuxième essai de formation de nouvelles variantes.

Concernant les sens ensuite le FEW ne mentionne pas non plus trois sens de desraison attestés au Moyen Age par Greimas et Godefroy mais qui peuvent renvoyer cependant indirectement au sème [conduite déraisonnable ou son résultat] 214 : « Bavardage absurde » (Chrestien de Troyes, Chevalier au Lion). — « 'Injustice » — « Insulte ». Pas plus qu'il ne mentionne pour le XXe siècle deux sens du TLF pour le même mot déraison et sans rapport avec le sème [conduite déraisonnable ou son résultat] : « Vieilli, cont. littér. ou philos. Synon. de démesure ou folie (dans un sens atténué). — Domaine de la pathol., littér. Synon. de aliénation mentale. »

Notes
207.

Rey, 1992.

Déraison n'est pas dans le Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch et Wartburg qui atteste le dérivé déraisonnable (de — et raisonnable) vers 1330.

208.

Repérage des trois époques d'attestation des lexies dans le FEW : afr pour Ancien français (9-14e siècle), mfr pour moyen français (15e-1660), nfr pour français moderne, fr suppose l'appartenance d'une lexie aux trois périodes.

Nous avons retenu : Antiraisonnement ,,mauvais raisonnement" (1771, Br 6), comme résultat de l'action de déraisonner.

Nous n'avons pas tenu compte des régionalismes : Apr. desrazo ,,folie, absurdité", mdauph. deyrezù. Apr. desrazonamen m. ,,manque de bon sens" (ca. 1230).

209.

Certaines lexies peuvent se trouver dans plusieurs périodes. Elles sont soulignées.

210.

Le Dictionnaire de l'ancien français : jusqu'au milieu du XIVe siècle de Greimas n'atteste que desraison.

Nous donnons en note des variations concernant les lexies et les sens relevés dans les dictionnaires étymologiques et de langue pour le XVIe siècle et donc écrits a posteriori de la période concernée, mais aussi dans les dictionnaires de langue écrits pendant les périodes ultérieures.

Le dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IX au XVe siècle de Godefroy donne comme variantes de desraison : desreson, —esoun, —ason, desraixon, dareson desration, « chose contraire à la raison, au droit, injustice, insulte ».

211.

Le dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IX au XVe siècle de Godefroy donne : desraisonableté « manque de raison » et irraisonnableté, irracionabilité, irrationnabilité « qualité de ce qui est irraisonnable ».

Le Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle de Huguet qui ne retient que les mots rares atteste une graphie différente pour déraisonnableté : desraisonableté « absence de raison ». Il rajoute irraisonnableté « déraison » et irrationnabilité « caractère de ce qui est déraisonnable ».

On voit donc ici qu'il y a formation de mots à partir des deux radicaux ratio(n) ou raison par combinaison avec les préfixes dé— ou ir— et les suffixes —ableté ou —abilité.

212.

À côté de déraison il y a formation de mots à partir du radical raison par combinaison avec le préfixe anti— ou le suffixe —ement. Le Französiches Etymologishes Wörtebuch (FEW) ne mentionne cependant pas la combinaison anti-raison qui sera attestée dans le TLF.

Le Dictionnaire universel de la langue française de Boiste (1836) atteste encore irraisonnabilité « qualité, état de l’homme, de l’être irraisonnable ». Le TLF et le Grand Robert de la langue française donnent au XXe siècle : anti-raison, déraison, déraisonnement, et irraison.On ne trouve dans la 9e et dernière édition dudictionnaire de l’Académie française que déraison.

213.

Voir dans cette partie, le chapitre « 3.2.2— Analyse de déraison dans les dictionnaires de langue de la fin du XVIIe siècle au XXe siècle ».

214.

Il y a un lien entre ‘’raison’’ et ‘’non-sens’’, entre ‘’raison’’ et ‘’injustice’’, ou entre ‘’raison’’ et ‘’outrage’’. Mais l’on pourrait sans doute aussi considérer que ce sont des sèmes autonomes.

Il ne sera plus question de ces sèmes ensuite qui disparaîtront.