Dans toutes les définitions du mot folie construites par les dictionnaires que nous avons pris en référence, l'anormalité — étymologiquement la non normalité — s'inscrit très clairement. Nous essaierons de le montrer à partir de l'article donné dans le Dictionnaire de la langue française : abrégé du dictionnaire de Littré :
‘1. Dérangement de l'esprit.’ ‘2. Passion excessive, déréglée.’ ‘3. Dans le langage médical, lésion plus ou moins complète des facultés intellectuelles et affectives.’ ‘4. Par exagération, absence de raison, extravagance, manque de jugement.’ ‘5. Action folle, idée folle.’ ‘6. Gaieté vive dans laquelle on fait, on dit des choses propres à divertir.’ ‘7. Joyeusetés en paroles ou en actions.’ ‘8. Idées bizarres ou absurdes.’ ‘9. Écart de conduite.’ ‘10. Caricature, charge plaisante.’ ‘11. Écrit plaisant qui a un caractère de charge, de caricature.’ ‘12. Goût exclusif, idée en laquelle on se complaît.’Ces définitions dont l'objectif est d'expliciter la notion de folie utilisent des noms en emploi absolu, c'est-à-dire seuls, ou suivis par un complément, une proposition subordonnée, ou un adjectif voire un participe passé 274 . L'Abrégé du dictionnaire de Littré ne donne qu'un seul nom en emploi absolu dans son article du mot folie — extravagance — alors que les autres noms sont tous suivis d'un complément.
Le tableau suivant répertorie ces quatre types de construction des définitions. Par anticipation sur ce qui sera expliqué plus loin, il indique aussi, détachés entre parenthèses, la nature de la folie (manque, absence, lésion, etc.) et les lieux de la folie (facultés intellectuelles, raison, jugement, etc.) :
Noms | |||
en emploi absolu | suivis d'un complément | suivis d'une subordonnée relative | suivis d'un adjectif ou d'un participe passé |
• extravagance | • dérangement (de l'esprit) • lésion (des facultés intellectuelles ou affectives) • absence (de raison) • manque (de jugement) • joyeusetés (en paroles ou en actions) • écart (de conduite) |
• (idée) en laquelle on se complaît | • (passion) excessive, déréglée • (action, idée) folle • (gaieté) vive • (idée) bizarre, absurde • (caricature, charge, écrit) plaisant(e) • (goût) exclusif |
Il apparaît ici que la folie est un changement, un décalage (positif ou négatif) par rapport à un état normal, changement marqué sémantiquement dans tous les groupes nominaux dans le mot associé à la nature ou au lieu : dérangement, lésion, absence, etc. ; se complaire, etc. ; excessive, déréglée, folle, etc. D'un autre côté la nature et lieu sont neutres : esprit, facultés intellectuelles, ou affectives, raison, etc.
L'étude même de la morphologie d'extravagance, que nous avons isolé, vient le montrer. En effet le mot est formé étymologiquement à partir del'association de deux mots latins : extra, ''en dehors'',et vagari, ''errer''. Ainsi d'un point de vue strict de la construction formelle, le mot extravagant se rapproche des autres expressions composées : extra (vagari). Par ailleurs d'un point de vue du sens, il renvoie bien à quelque chose d'« hors norme », en décalage par rapport à un état normal : ''extra'', associé à une nature (''vagari''). Au-delà être fou c'est être « hors » d'un système pris en référence, « hors » cadre.
Nous étudierons successivement les deux types de constructions les plus significatives : celles où le nom est suivi d'un complément et celles où il est suivi d'un adjectif ou d'un participe.
Les constructions où le nom est suivi d'un complément
Du point de vue du sens, il faut distinguer les noms renvoyant au lieu de la folie — ils sont donnés entre parenthèses — et les noms renvoyant à la nature de celle-ci.
Les noms renvoyant à la nature de la folie
Nous venons de dire que la folie est un décalage par rapport à un état dit normal. Ce décalage peut être de trois sortes : décalage par changement, par défaut, ou par excès. Dans le décalage par changement — au sens de fait de devenir autre, différent — c'est la qualité de l'anomalie qui estvisée. Dans le décalage par défaut — au sens d'absence de ce qui serait nécessaire — quelque chose manque — et dans le décalage par excès — au sens de ce qui dépasse une quantité — c'est la quantité de l'anomalie qui estvisée.
L'on peut maintenant classer dans un tableau les noms donnant la nature de la folie, qui apparaissent dans les acceptions que nous avons retenues :
décalage par changement | décalage par défaut | décalage par excès |
• dérangement • écart • lésion |
• absence • manque |
• joyeusetés |
Les noms renvoyant aux lieux de la folie
Pour en proposer un classement cohérent en trois paradigmes distincts, nous avons choisi d'utiliser la méthode transformationnelle à partir de la préposition dans où l'on voit que certains groupes nominaux exprimant le lieu et la nature de la folie n'acceptent pas la préposition dans, tandis que d'autres l'acceptent en fin de construction seulement et que d'autres encore l'acceptent en milieu et en fin de construction.
La transformation à partir de la préposition dans donne les résultats suivants 275 :
dans en milieu de construction | dans en fin de construction |
• lésion (dans
les facultés intellectuelles)* • dérangement (dans l'esprit)* |
• lésion (des facultés intellectuelles dans telle situation
276
*) • dérangement (de l'esprit dans telle situation *) |
dans en milieu de construction | dans en fin de construction |
• absence (dans
la raison)* • manque (dans le jugement)* |
• absence (de raison dans telle situation) • manque (de jugement dans telle situation) |
dans en début de construction | dans en fin de construction |
• écart (dans la conduite) • joyeusetés (dans les paroles ou les actions) |
• écart (de conduite dans telle situation) • joyeusetés (en paroles et en actions dans telle situation) |
On peut faire deux remarques sur cette classificationdes lieux en trois paradigmes distincts présentés dans le tableau suivant :
• facultés intellectuelles • esprit |
• raison • jugement |
• conduite • paroles • actions |
Tout d'abord cette classification semble bien correspondre à une certaine réalité puisqu'à l'intérieur des trois groupes — et à l'intérieur seulement — il est possible d'intervertir lieux et natures. Ainsi par exemple « dérangement des facultés intellectuelles » et « lésion de l'esprit » sont possibles, alors que « lésion de la raison » ou « dérangement de conduite » sont impossibles. Certains échanges d'un groupe à l'autres sont cependant possibles : « dérangement de la raison » et « dérangement du jugement ».
Ensuite, si les noms qui complètent la base nominale de la nature de la folie donnent tous le lieu de celle-ci, il semble qu'il faille leur donner des valeurs différentes selon leur degré de généralité-spécificité et suivant leur degré d'intériorité-extériorité. Ainsi le premier groupe des lieux de la folie (facultés intellectuelles, esprit) est potentiellement sous-déterminé, du fait qu'il n'accepte plus aucune détermination sur la localisation de la folie ou sur ses circonstances — nous avons vu que la transformation à partir de dans était impossible —, par rapport au troisième groupe (conduite, paroles, actions) qui apparaît potentiellement surdéterminé. On pourrait dire alors que le premier groupe atteint un degré important de généralité et d'intériorité dans la localisation par rapport à l'individu, alors que le troisième atteint un degré fort de spécificité et d'extériorité par rapport à l'individu : nous avons résumé ces derniers résultats dans le tableau qui suit :
valeurs de généralité et d'intériorité dans le lieu | valeurs intermédiaires | valeurs de spécificité et d'extériorité dans le lieu |
• facultés intellectuelles • esprit |
• raison •jugement |
• conduite • paroles • actions |
Les constructions où le nom est suivi d'un adjectif ou d'un participe passé
Les noms donnent le lieu de la folie. Pour les distinguer plus facilement et pour utiliser les mêmes moyens typographiques de repérage que précédemment, ils ont été placés entre parenthèses. D'un autre côté, les adjectifs donnent la nature de la folie.
Dans ce type de construction, c'est la base nominale du lieu de la folie qui se trouve modifiée par les adjectifs et les participes passés donnant la nature: l'on se trouve dans un cas inverse à celui exposé à propos du précédent type de construction où la base nominale de la nature de la folie était modifiée par le complément donnant le lieu 277 .
Les adjectifs donnant la nature de la folie
Le décalage par rapport à un état normal est comme précédemment de trois grandes sortes : par changement, par défaut, et par excès. Nous pouvons ainsi classer les adjectifs donnant la nature de la folie que nous présentons dans le tableau suivant.
décalage par changement | décalage par défaut | décalage par excès |
• déréglée • absurde • bizarre |
• exclusif | • vive • excessive • plaisant |
Les noms donnant les lieux de la folie
Les lieux de la folie sont placés entre parenthèses. Il n'est pas possible ici, pour ce deuxième type de construction, d'utiliser, à la différence du précédent, directement la transformation à partir de la préposition dans pour classer les différents noms. Il est en effet nécessaire, au préalable, de transformer la construction nom + adjectif afin d'obtenir la construction nom + complément correspondant à la structure syntaxique à partir de laquelle nous avions travaillé.
transformation de la construction | transformation à partir de la préposition dans | ||||
nom + adjectif | en nom + complément | acceptation de dans | |||
avec changement de sens |
sans changement de sens | nulle part | au milieu | au milieu et à la fin | |
• (passion) excessive, déréglée • (goût) exclusif |
• (passion) de l'excessif, du dérèglement • (goût) de l'ex-clusivité |
oui | |||
• (gaieté) vive | • vivacité de la (gaieté) | oui | |||
• (idées) bizarres, absurdes • (charge, écrit, caricature) plaisant(e) |
• bizarrerie, absurdité des (idées) • plaisant d'un(e) (charge, écrit, caricature) |
oui |
On retrouve ici la séparation en trois groupes des lieux de la folie, à l'intérieur desquels l'on peut intervertir les adjectifs ou les participes passés.
Ainsi il devient possible d'attribuer aux noms des lieux de chaque groupe des valeurs différentes — les mêmes que dans la partie précédente — selon leur degré de généralité-spécificité et d'intériorité-extériorité 278 .
Nous présentons dans le tableau suivant les trois groupes de noms donnant les lieux de la folie.
valeurs de généralité et d'intériorité | valeurs intermédiaires | valeurs de spécificité et d'extériorité |
• passion • goût |
• gaieté | • idées • charge • écrit • caricature |
Tableaux récapitulatifs regroupant les résultats pour les deux types de construction
Les résultats obtenus séparément pour les deux types de construction entrant dans les définitions du mot folie — les constructions où le nom est suivi d'un complément et les constructions où le nom est suivi d'un adjectif ou d'un participe passé — peuvent maintenant être regroupés et présentés conjointement dans des tableaux récapitulatifs.
Les noms, les adjectifs et les participes passés donnant la nature de la folie
décalage par changement | décalage par défaut | décalage par excès |
• dérangement • écart • lésion |
• absence • manque |
• joyeusetés |
•déréglée •absurde •bizarre |
• exclusif | • vive • excessive • plaisant |
Les noms donnant les lieux de la folie
valeurs de généralité et d'intériorité | valeurs intermédiaires | valeurs de spécificité et d'extériorité |
• facultés intellectuelles • esprit |
• raison • jugement |
• conduite • paroles • actions |
• passion • goût |
• gaieté | • idées • charge • écrit • caricature |
Conclusion
L'on peut déjà déduire que c'est que le lieu de la folie qui est premier et est caractérisé par la nature de la folie et non l'inverse. En effet dans les tableaux récapitulatifs on peut voir que chaque lieu pris séparément un par un peut être associé à l'ensemble des natures : dérangement des facultés intellectuelles, facultés intellectuelles déréglées, absence de facultés intellectuelles, exclusivité des facultés intellectuelles, joyeusetés des facultés intellectuelles, facultés intellectuelles vives, etc.
La folie — et la déraison dont les définitions qu'en donnent les dictionnaires sont proches d'un point de vue structurel comme nous le verrons — est relative au temps et à l'espace, à des périodes données de l'histoire et à des pays n'ayant pas toujours les mêmes normes de référence sur lesquelles fonder des jugements. Par contre lorsqu'elle est expliquée comme nous venons de le faire en termes de décalage relativement à une norme sociale, par changement, par défaut, ou par excès, elle acquiert par là même un statut de généralité valable quelque soit le temps ou l'espace.
Cependant l'on peut aussi généraliser à partir des deux points de vue sémantique et morphologique l'approche du mot folie.
D'un point de vue sémantique
D'un point de vue sémantique tout d'abord, l'équation sémique du mot folie se présente comme la combinaison de deux sèmes choisis à partir de deux grands axes sémantiques du lieu (SI) et de la naturev(SII) :
Axe SI du lieu de la folie | Axe SII de la nature de la folie |
• s1 [valeurs de généralité et d'intériorité] • s'1 [valeurs intermédiaires] • s"1 [valeurs de spécificité et d'extériorité] |
• s2 [changement] • s'2[défaut] • s"2 [excès] |
La représentation en ligne des axes et des sèmes est alors la suivante :
Elle correspond à une représentation en arbre des axes et des sèmes :
En comparant les deux systèmes mis en place on s'aperçoit que l'on peut glisser, si l'on prend par exemple la représentation en arbre, d'une conception verticale de construction des sémèmes par lignes successives des axes à son équivalence horizontale par colonnes successives de sèmes :
Il apparaît aussi dans ce nouveau système mis en place un ordre où le lieu précède la nature puisqu'en effet les axes sont ordonnés : SI pour le lieu et SII pour la nature.
La particularité de la démarche est également à souligner puisqu'elle associe une analyse sémique à une analyse syntaxique. Cela illustre le fait que des mots ayant une structure et un fonctionnement syntaxique proche (ici l'acceptation de la transformation à partir de la préposition dans) entretiennent également des relations sémantiques étroites.
D'un point de vue morphologique
D'un point de vue morphologique ensuite, le concept de folie peut être formalisé de quatre manières :
Rappelons qu'il existe deux types principaux de définitions selon Jacqueline Picoche. La définition relationnelle tout d'abord « consiste à renvoyer l'usager à un mot de base que les générativistes ont pris l'habitude d'appeler mot-racine » — exemple : « jardinet : petit jardin ». La définition substantielle ensuite « est un énoncé bipolaire comportant un genre, qui oriente l'esprit vers une certaine catégorie extra-linguistique, et une (ou plusieurs) différence(s) spécifique(s) qui délimite le mot par rapport à ses voisins et sert à l'esprit de "guide et de garde-fou dans son cheminement vers le référent » — exemple : « fichu : vêtement léger, en pointe dont les femmes se couvrent le cou, la gorge. » Pourtant, « bien souvent », rien ne différencie les deux types de définition. Jacqueline Picoche cite en exemple « velu : couvert de poils » qui est une définition relevant formellement du second type, mais où il est impossible de considérer le premier élément, « couvert », comme un genre.
Picoche, 1977, p. 138-139.
Ces remarques nous permettent de dresser deux listes concernant les définitions du mot folie. La première donne les noms servant à exprimer une relation syntaxique dans la définition relationnelle : « dérangement, absence, manque, écart, lésion, action, et idée ». La deuxième donne les genres pour la définition substantielle : « joyeusetés, passion, gaieté, caricature, charge, écrit, goût ». La première liste— à l'exception de « action et idée » — correspond à des noms exprimant la nature de la folie et la deuxième liste — à l'exception de joyeusetés — à celle des lieux de la folie.
Les lieux de la déraison des définitions sont donnés entre parenthèses. La préposition dans peut cependant introduire un lieu secondaire de la déraison donné alors en italique pour marquer qu'il est créé par nous.
La lésion des facultés intellectuelles et le dérangement de l'esprit n'ont pas en effet un caractère événementiel, donc renouvelable, puisqu'ils ont à priori un caractère irréversible.
Il est possible de passer d'un type de construction à l'autre par une transformation. Cependant les formes obtenues sont maladroites : lésions des facultés intellectuelles donne facultés intellectuelles lésées ; dans l'autre sens passions excessives donne excessivité des passions.
Cela illustre le fait que des mots ayant une structure et un fonctionnement syntaxique proche (ici l'acceptation de la transformation à partir de la préposition dans) ont des sens qui entretiennent des points de convergence.