5.3.2— Folie : signifié de puissance sans subduction, par spécialisation

L'intérêt de présenter ici les résultats pour la polysémie de folie obtenus à partir de l'analyse basée sur le signifié de puissance est de montrer la similarité de ces résultats avec ceux obtenus précédemment à partir d'une démarche sémasiologique lorsque celle-ci est construite à la suite d'une démarche onomasiologique.

Cette façon de voir par signifié de puissance est aussi intéressante concernant l'application qui sera faite ensuite dans la deuxième partie de cette étude où le champ sera étendu à des mots très éloignés : le signifié de puissance est alors le noyau commun à tous les mots.

Ainsi pour folie nous verrons tout d'abord que l'unité de ce polysème est révélée par un signifié de puissance sans subduction par spécialisation correspondant à un « écart par rapport à une norme ». Puis nous verrons s'il existe un ordre des acceptions avant d'aborder rapidement les questions de diachronie et d'homonymie.

Écart par rapport à une norme

Folie est un polysème pour lequel il n'y a pas de phénomène de subduction : la pensée ne remonte pas d'une acception plénière, riche en sèmes, à une acception subduite, pauvre en sèmes. Toutes les acceptions de folie ont en fait une représentation visible, concrète, et il n'y a de l'une à l'autre aucune abstraction : la folie est jugée en effet sur des attitudes, des actions, des paroles... en un mot des faits tangibles.

Il y a pour folie, dans ce cadre d'une approche guillaumienne, un sème qui constitue un noyau central — [écart par rapport à une norme] — et qui est enrichi de sèmes complémentaires. Il n'y a pour folie que des « spécialisations », des utilisations particulières de ce sémantisme commun, « que nous appellerons signifié de puissance par spécialisation » 280 .

La polysémie de folie peut se représenter par une figure circulaire. Il n'y pas de cercles concentriques à l'intérieur de la figure puisque comme l'explique Jacqueline Picoche la notion de « seuil » n'est pas pertinente dans le cas où, comme ici pour folie, il n'y a pas de subduction 281 .

L'ordre des acceptions

Jacqueline Picoche soulève le problème de l'ordre des acceptions pour les polysèmes sans subduction. Elle propose, à partir de l'étude d'exemples, différentes possibilités de résolution : ordre du plus courant au plus figé, ordre du tout à la partie, etc. 282

Le mot folie ayant ses propres particularités l'ordre des acceptions que l'on peut proposer pour lui est par exemple l'importance que la morale va accorder à chacune d'elles. Dans l'abstrait, l'on peut imaginer classer les acceptions d'une connotation morale négative à une connotation morale positive, en passant par une connotation morale neutre. Alors la figure circulaire représentant la polysémie de folie est à lire dans le sens des aiguilles d'une montre en partant d'« écart par rapport à une norme dû à l'imprudence ou à la passion ».

L'on peut cependant trouver d'autres ordres de classement des acceptions. Ainsi est-il possible de voir une progression des formes de l'aliénation à celles de la pleine conscience, en passant par celles de la sottise : d'un côté le sujet qui est atteint de folie est totalement irresponsable de ses actes tandis que d'un autre il est au contraire pleinement responsable, avec entre les deux une certaine forme d'inconscience. Dans ce cas la figure circulaire représentant la polysémie de folie est à lire dans le sens des aiguilles d'une montre en partant d'« écart par rapport à une norme dû à une maladie ».

Question de diachronie

Introduire une notion touchant à la morale dans le classement des acceptions du mot folie nous amène naturellement à parler de diachronie : la morale évolue et change avec son époque de référence, déplaçant, en ce qui concerne la folie, le centre d'intérêt en fait plus qu'elle n'en modifie les valeurs : l'imprudence reste à connotation négative, l'imagination à connotation positive et la maladie à connotation neutre, mais leur importance dans la société et la langue varient.

Ainsi si le XVIe siècle a mis l'accent sur l'imaginaire, le XVIIe siècle a accordé de l'importance à la folie des passions, et le XIXe siècle a, quant à lui, développé surtout l'aspect maladif de la folie.

Homonymes et disjonction de polysèmes

L'intérêt du signifié de puissance est de permettre d'ordonner les acceptions d'un mot et de faire percevoir la cohérence des acceptions entre elles. Mais le signifié de puissance permet aussi de distinguer les homonymes des polysèmes 283 .

Homonymes

Les vrais homonymes sont « le résultat fortuit de l'évolution phonétique convergente d'étymons différents » 284 .

Folie, "trouble mental...", est l'homonyme de folie, "maison de plaisance". Leur origine est différente. Folie, "trouble mental...", est dérivé du latin follis 285 , alors que folie, "maison de plaisance", est une « altération probable de feuillée, abri de feuillage, d'où cabane » 286 .

Ceci est le point de vue étymologique.

Mais la langue, au XVIIe et au XVIIIe siècles, a senti les choses différemment en mettant en jeu le mécanisme de « collusion homonymique » par lequel folie, "trouble mental...", a absorbé folie, "maison de plaisance". Ce dernier emploi a trouvé facilement sa place dans le système du mot folie reposant sur le signifié de puissance "écart par rapport à une norme". En effet il a été rattaché à l'idée de "folle dépense", de "dépense excessive" par rapport à ce que peut être la norme dans l'aménagement d'une maison. Cet emploi est lié à la passion.

Disjonction de polysèmes

Si l'explication de l'homonymie relève de la diachronie, celle de la polysémie relève en premier lieu de la synchronie, ensuite seulement de la diachronie 287 .

À travers plusieurs exemple, Jacqueline Picoche montre ainsi qu'il existe plusieurs degrés dans la disjonction des signifiés attachés à un même signifiant — à côté des cas de monosémie, de polysémie étroite ou d'homonymie qui restent incontestables — dépendant en fait d'un choix méthodologique de la part des concepteurs des dictionnaires. « Pour un signifiant donné, écrit-elle, il y a bien souvent, d'un signifié à l'autre, ressemblances et différences, transitions insensibles et seuils. C'est un choix du lexicographe de privilégier ou non le seuil au dépens de la transition, les différences aux dépens des ressemblances, de tracer des frontières ou au contraire de rendre perceptible des passages. » 288

Le signifié de folie, « danse d'origine ibérique, dont l'allure est voisine de la passacaille et qui fut en vogue dans toute l'Europe au cours du XVIIe siècle » entre dans le cadre d'une disjonction polysémique faisant apparaître un seuil. Si les auteurs des dictionnaires du XVIIe siècle ne parlent pas de ce sens du mot folie et que le dictionnaire de Littré au XIXe siècle le place dans la suite des différents sens sans le distinguer des autres, Le Grand Robert de la langue française au XXe siècle lui accorde une place à part et le détache, le « disjoint », nettement en créant pour lui dans son article une partie spéciale, « B. Musique », qui s'oppose à une partie « A » où sont regroupés l'ensemble des sept autres sens de folie.

Le Grand Robert de la langue française a sans doute raison de procéder à une telle disjonction. En effet le sémantisme commun qu'il pouvait avoir au départ avec les autres acceptions et qui est comme on l'a vu "écart par rapport à une norme", semble avoir disparu, n'étant plus décelable par un locuteur qui ne pratique plus les danses à la mode au XVIIe siècle. Le terme de cette évolution est la création d'un homonyme.

Notes
280.

Picoche, 1986, p. 38.

281.

Le travail réalisé lors de l'analyse structurale de folie nous a servi pour la sélection des sèmes complémentaires.

282.

« Le problème est tout à fait semblable à celui de l'ordination des cinétismes à l'intérieur d'un polysème qui en possède plusieurs. » Picoche, 1986, p. 40.

283.

Picoche, 1986, p. 66.

284.

Picoche, 1986, p. 81.

Exemple : le bac (examen) et le bac (pour passer un fleuve).

285.

Bloch, Wartburg, 1964.

286.

Rey dir., 1985 et 2001.

287.

« Contrairement à une idée reçue, porter un jugement de polysémie et en rendre compte relève en premier lieu de la synchronie, car il n'y a pas de polysème si l'on ne trouve un principe d'unité dans l'usage de l'époque considérée, et secondairement de la diachronie, les différentes acceptions des polysèmes pouvant apparaître successivement. L'homonymie, elle, en synchronie, ne peut être que constatée, et son explication relève uniquement de la diachronie. Par conséquent, plus le degréde disjonction sémantique des signifiés correspondant à un signifiant donné est élevé, plus l'explication historique prendra de l'importance. » Picoche, 1986, p. 84.

288.

Picoche, 1986, p. 84.