1.1.1.1— Les différentes éditions

La production théâtrale de Pierre Corneille s'étend de 1629 avec l'année de création de Mélite à 1674 avec celle de Suréna. À l'intérieur de cette période la datation des pièces, en ce qui concerne leur création, n’est pas toujours certaine et peut varier en fonction de l'avancement des recherches. Georges Couton propose, pour certaines pièces lorsque cela est possible, des années précises de création, mais préfère utiliser, notamment en ce qui concerne la période qui nous intéresse entre 1629 et 1652 une datation en saison théâtrale et non en année civile 420 . Même ainsi reste-t-il des incertitudes pour certaines pièces qui précèdent Le Cid : Clitandre, La Veuve, La Galerie du Palais, La Suivante et La Place royale.

Aussi, lorsque nous aurons à dater une œuvre théâtrale de Corneille, nous le ferons en référence à sa date de création 421 en nous appuyant sur le travail de Georges Couton : indication de la date quand cela est possible — Le Cid (1637) —, ou de la saison théâtrale — Mélite (1629-30) —, ou encore de la saison théâtrale présumée — Clitandre (?1630-31).

Il existe, en dehors des originales, quatre éditions des œuvres de Corneille publiées de son vivant : celle de 1644 pour un tome I complétée en 1647 par un tome II, celle de 1648 avec deux tomes, celle de 1660 avec trois tomes, et enfin celle de 1682 avec quatre tomes qui est l'édition de référence car la seule complète et la dernière 422 . Toutes ces éditions, hormis celles de 1647 pour le tome II et de 1682 423 , présentent des variantes. Corneille en 1644 remanie les pièces de ses débuts, de Mélite à L’Illusion comique 424 . Georges Couton explique que, si après Le Cid (1637) l'on n'a pas affaire à un écrivain nouveau, il s'agit au moins maintenant « d'un auteur plus prudent, précautionneux, désireux de ne pas laisser trop de prise à la critique », et « moins spontané, plus méditatif, tel qu'en lui-même la réflexion l'avait changé et, si l'on ose dire, plus définitif, tout de suite définitif » 425 . Le remaniement des œuvres se poursuivra en 1648 quand Corneille reverra et corrigera les pièces du Cid à La Suite du menteur 426 . Il s'achèvera avec l'édition de 1660 quand Corneille reviendra à nouveau mais plus profondément sur ses premières œuvres de Mélite au Cid 427 . Pour Georges Couton, l'intérêt de l'édition de 1660 est donc « capital ».

Ainsi il se pose maintenant pour nous le choix de l'édition de travail.

L'édition de référence de 1682 est critiquable en bien des points. Que ce soit pour André Stegmann qui avoue que le texte ne semble pas avoir été revu personnellement par Corneille entraînant des erreurs typographiques et des omissions de vers, et qu'il a été refondu complètement pour l'édition de 1660 428 . Ou que ce soit pour Georges Couton qui remarque qu'entre l'édition originale et le texte de 1682 il s'est écoulé un demi-siècle 429 , avec un changement des goûts et des mœurs ainsi qu'un changement de l'auteur lui-même, mais encore que les textes retravaillés, surtout les œuvres avant Le Cid, n'ont jamais été « prononcés » sur scène, ni n'ont subi l'épreuve de la critique de l'époque, notamment le texte du Cid qui lors de sa représentation sur scène a entraîné « les tempêtes et les enthousiasmes » 430 .

Cependant les deux critiques tirent de leur observation des conclusions différentes pour l'élaboration de leur édition des œuvres complètes de Corneille. André Stegmann estime d'un côté qu'il n'est pas possible de reproduire pour chaque pièce le texte de l'édition originale et ceci afin de ne pas « trahir » Corneille 431 : il propose alors de garder le texte de la dernière édition. De l'autre, Georges Couton choisit une voie intermédiaire en proposant un traitement différent pour les pièces de Mélite au Cid et pour les autres pièces : ainsi pour toutes les premières pièces jusqu'au Cid inclus c'est le texte des éditions originales qui est retenu alors que pour toutes les autres pièces à partir d'Horace c'est le texte définitif publié en 1682 qui est donné car assez proche de celui des éditions originales 432 .

Pour notre part nous avons choisi de reprendre la démarche de Georges Couton. Ainsi nous travaillerons sur le texte des éditions originales donné par ce dernier dans son édition des Œuvres complètes de Corneille 433 pour les pièces allant de Mélite au Cid compris, en nous référant lorsque cela sera nécessaire aux variantes des éditions ultérieures, notamment en comparant le texte à celui de l'édition de 1682 donné par André Stegmann 434 . Par contre nous travaillerons sur le texte de l'édition définitive de 1682, que Georges Couton et André Stegmann donnent dans leurs éditions respectives, pour les pièces allant de Horace à Pertharite en nous référant, cette fois-ci cependant avec une moindre importance 435 , aux variantes des éditions précédentes lorsque cela sera nécessaire, notamment à l'édition de 1648.

Notes
420.

« Nous comptons, on le voit, en saisons dramatiques et non point en années civiles. En effet, les troupes se constituent, ou sont remaniées, à Pâques, et restent telles jusqu'au carême suivant, qui voit le relâche des théâtres. D'autre part, une pièce nouvelle est donnée d'ordinaire au moment où commence vraiment la saison, à l'automne, avec l'espoir qu'elle tiendra tout ou partie de l'hiver. Les premières ne se placent guère avant décembre, ni volontiers après la fin de janvier. Le compte par années civiles, qui ne correspond pas au rythme réel du théâtre, a apporté bien des obscurités dans le calcul des historiens. » Couton, 1980, p. LXX.

421.

Nous aurions aussi pu prendre comme référence la date de publication de l'œuvre qui tombait alors tout de suite dans le domaine public, l'achevé d'imprimé étant connu avec certitude. Cependant celui-ci est souvent postérieur de plusieurs années à la date de création, jusqu'à trois ans pour certaines pièces avant Le Cid.

422.

« Conformément à l'usage, le texte que nous suivons est celui de la dernière édition parue du vivant de Corneille, en 1682. » André Stegmann, Avertissement pour la présente édition (Stegmann, 1988, p.26).

« C’est traditionnellement le texte de 1682 qui est reproduit dans les éditions du Théâtre complet de Corneille. » Couton, 1980, p. XCIII.

423.

« Il [le texte] présente des retouches limitées, qui concernent essentiellement la langue et la modernisent. » Couton, 1980, p. XCIII.

424.

« En 1644, Corneille s'étant affirmé comme le premier écrivain dramatique de sa génération, il s'agit pour lui de remettre en lumière ses premières pièces qui, sans doute, ne se trouvent plus en édition originale. » Couton, 1980, p. XCI.

425.

Couton, 1980, p. XCIII.

« Cette attitude nouvelle se marque dans les œuvres nouvelles, mais aussi, et plus visiblement sans doute, dans le traitement réservé aux œuvres anciennes. » Couton, 1980, p. XCIII.

426.

C'est dans cette édition de 1648 que Le Cid cesse de s'appeler tragi-comédie pour devenir une tragédie.

« Dans cette édition le texte varie peu : pour toutes les pièces, à partir d'Horace, il varie « très peu » des originales à 1682 ». Couton, 1980, p. XCIV.

427.

« Le texte des pièces a été revu de très près, souvent pour des raisons de style et pour éliminer des mots vieillis. D'autre part, les audaces sensuelles qui pouvaient encore rester après les corrections de 1644 et 1648 ont été éliminées. »

« Si Corneille n'a fait subir que peu de changements aux recueils de 1644, 1648, il refond complètement son texte pour l'édition de 1660 : scènes entièrement supprimées, édulcorations de tous genres atténuent la verdeur du premier jet. » Couton, 1980, p. XCII.

C'est dans cette édition de 1660 qu'apparaissent aussi les Examens et, au début des trois tomes, les Discours. En outre, c'est là que Clitandre cesse de s'appeler tragi-comédie pour devenir tragédie.

428.

Stegmann, 1988, p. 26.

429.

Entre la représentation de Mélite en 1629-1630 et l'édition de 1682 il s'est écoulé cinquante-trois ans.

430.

Couton, 1980, p. XCV.

431.

Stegmann, 1988, p. 26.

432.

Couton, 1980, p. XCIV.

433.

Corneille, 1980.

Avec tous les problèmes que cela peut poser par rapport à la critique des œuvres de Corneille. En effet par exemple les concordances des pièces jusqu'au Cid compris sont basées encore pour leur majorité sur des éditions datées de 1682 : Pierre Guiraud, Bernard Quemada, Charles Muller.

434.

Corneille, Œuvres complètes, Éditions du Seuil, 1988.

435.

« Pour toutes ces pièces, le texte varie très peu des originales à 1682. » Couton, 1980, p. XCIV.