La folie et la déraison s'opposent dans les relations qu'elles entretiennent avec les genres dramatiques — la folie est liée à la comédie et la déraison à la tragédie — et les courants esthétiques — la folie est liée au baroque et la déraison au classicisme. Nous en verrons successivement ici les caractéristiques.
En ce qui concerne les genres dramatiques pour commencer, la folie est une forme propre à la comédie. Par le quiproquo tout d'abord dont la folie, comme le souligne Michel Foucault, est « la forme la plus pure, la plus totale » 466 et la forme « la plus rigoureusement nécessaire dans l'économie dramatique » 467 . Par le faux-semblant ensuite puisque, si l'on suit encore la réflexion de Michel Foucault, la folie n'est plus un châtiment réel, mais la « fausse sanction » d'un « faux drame : forme chimérique où il n'est question que de fautes supposées, de meurtres illusoires, de disparitions promises aux retrouvailles ». Par le jeu du théâtre dans le théâtre aussi où, « dans cette extravagance, comme le dit Michel Foucault à propos de la pièce de Scudéry, La Comédie des comédiens, le théâtre développe sa vérité, qui est d'être illusion : ce qui est, au sens strict, la folie » 468 . Et par le doute enfin qui atteint le spectateur sur la vérité, sur l'ordre moral 469 . Cependant, même si elle met un « comble à l'illusion », la folie est essentielle puisqu'elle permet aussi la manifestation de la vérité 470 .
La présence de la folie est « multiple », affirme Michel Foucault, dans la littérature à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Tout un travail s'accomplit, qui prépare l'avènement de la déraison 471 , dans quatre figures de la folie que nous pouvons détailler à la suite de Michel Foucault.
La folie par identification romanesque tout d'abord, où le fou s'identifie à un modèle littéraire, est la « plus importante, et la plus durable ». Elle a été fixée par Cervantès dans son Don Quichotte et il y à là « toute une inquiétude sur les rapports du réel et de l'imaginaire » 472 .
Dans la folie de vaine présomption ensuite, d'ordre moral, le fou s'identifie à lui-même en se prêtant toutes les qualités dont il est dépourvu. Il s'agit de la folie la « moins extrême », étant, « au cœur de tout homme, le rapport imaginaire qu'il entretient avec soi » 473 .
La folie du juste châtiment, d'ordre moral également, « punit, par les désordres de l'esprit, les désordres du cœur ». Elle a ceci de particulier que le châtiment qu'elle inflige participe à l'éclatement de la vérité 474 .
Dans la folie de la passion désespérée enfin, l'amour, laissé seul à lui-même par la mort de l'objet qu'il désirait, n'a d'autre issue que la démence et le délire 475 .
Inversement, la déraison est une forme propre à la tragédie. Par l'intériorisation des sentiments tout d'abord puisque c'est l'instauration de règles strictes, dont celle des trois unités, qui a contribué à l'intériorisation de l'action des pièces avec une concentration de la dramaturgie comme nous l'explique Henry Peyre. Désormais les héros sont pris dans leurs propres discours sur leur passé, impuissants souvent à fuir les autres et à se fuir eux-mêmes pour se sauver 476 . Cette intériorisation des conflits est dans l'essence même de la tragédie qui est, pour Corneille et selon les termes de Georges Couton, « une crise dans le monde héroïque », une « double crise » en fait avec celle qui oppose les hommes et surtout celle qui fait s'opposer en chacun d'eux leur devoir et leurs passions 477 . De là est né l'adjectif cornélien 478 utilisé dès que l'on parle d'exigence morale ou de conflit intérieur. André Stegmann note que la situation cornélienne — « un dilemme, dont, quel que soit le choix, le résultat est douloureux » — est définie pour la première fois et de manière complète dans Le Cid 479 :
‘ Don Rodrigue : « Je sens en deux partis mon esprit divisé, / Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé, / Cet hymen m'est fatal, je le crains et souhaite : / Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite. / Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas / Que je meurs s'il s'achève ou ne s'achève pas. » (Le Cid, I, 1, 119-124)’Mais la déraison est ensuite une forme propre à la tragédie par le biais de la morale. En effet la déraison se définit par rapport à la norme et l'ordre moral quand la tragédie classique a pour but d'instruire et de régler les mœurs. Même si le but de Corneille était aussi de plaire, l'on a souvent fait de ses héros des exemples pour leurs hautes valeurs morales, aptes principalement à les aider à surmonter leurs passions. Ainsi dans la tragédie, l'ordre moral n'est pas remis en cause mais se trouve au contraire conforté par la mise à l'écart des attitudes déviantes 480 .
En ce qui concerne les courants esthétiques pour finir, la folie, dans ce qu'elle a d'excessif, d'extravagant, mais aussi dans ce qu'elle estompe les frontières entre la réalité et l'illusion, est une des formes du baroque. La folie, affirme Michel Foucault, entre, dans la littérature de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle, dans un « jeu d'un âge baroque » 481 .
Inversement, la déraison, dans ce qu'elle a de plus maîtrisée en étant liée à des règles morales et dans ce qu'elle s'oppose à la raison, est une des formes du classicisme, courant artistique se rapprochant de la raison 482 par ce qu'il peut avoir lui-même de maîtrisé.
« La folie, c'est la forme la plus pure, la plus totale, du quiproquo : elle prend le faux pour le vrai, la mort pour la vie, l'homme pour la femme, l'amoureuse pour l'Érinnye et la victime pour Minos. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 51.
« Car elle n'a besoin d'aucun élément extérieur pour accéder au dénouement véritable. Il lui suffit de pousser son illusion jusqu'à la vérité. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 51-52.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 52-53.
« Si le dénouement et la dernière scène présentent un retour à l'ordre traditionnel, abstrait, fondé sur l'harmonie, où les méchants sont punis, et où les bons triomphent, nombreux sont les instants où le jugement vacille, où le comique hésite, où le spectateur est en proie au doute sur cette harmonie et sur toute vérité ». Biet, juin 1995, p. 7.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 51.
Il cite l'exemple de Mélite. « Toutes les ruses que le héros a accumulées pour tromper les autres se sont retournées contre lui, et il a été la première victime en croyant être coupable de la mort de son rival et de sa maîtresse. [...] La vérité se fait jour, dans et par la folie, qui, provoquée par l'illusion d'un dénouement, dénoue, en fait, à elle seule l'imbroglio réel dont elle se trouve être à la fois l'effet et la cause. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 51.
Et il compare cette utilisation de la folie dans la littérature du début du XVIIe siècle à celle qui en est faite par Shakespeare et Cervantès à la même époque, « plus encore les témoins d'une expérience tragique de la folie née au XVe siècle, que ceux d'une expérience critique et morale de la déraison. » Chez ces auteurs, la folie « occupe toujours une place extrême en ce sens qu'elle est sans recours. Rien ne la ramène jamais à la vérité ni à la raison. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 49-50.
« Un art qui, dans son effort pour maîtriser cette raison qui se cherche, reconnaît la présence de la folie, de sa folie, la cerne, l'investit pour finalement en triompher. »
« Tout un travail s'accomplit qui amènera la confirmation de l'expérience tragique de la folie dans une conscience critique. »
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 47.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 47-48.
Il cite les œuvres suivantes : adaptations directes de l'œuvre de Cervantès avec Don Quichotte (joué en 1639) et Le Gouvernement de Sancho Pancha (joué en 1641) de Guérin Bouscal ; réinterprétations d'un épisode particulier avec Les Folies de Cardenio par Pichou ; satire des romans fantastiques avec La Fausse Clélie de Subligny.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 48.
Il cite les œuvres suivantes : Philautia d'Érasme, Les Visionnaires (7 personnages), Le Pédant joué (Chateaufort), Sir Politik (M. de Richesource) de Saint-Évremond.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 48-49.
Il cite les œuvres suivantes : Mélite (Éraste) de Corneille, Macbeth (Lady Macbeth) de Shakespeare.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 49.
Il cite les œuvres suivantes : La Folie du sage (Ariste), Le Roi Lear de Shakespeare.
« Les personnages tragiques du classicisme, resserrés sur une scène étroite, sans ouverture sur la nature extérieure, pressés par une fatalité implacable, ne peuvent que rappeler leur passé et leurs tensions depuis longtemps déjà enfiévrées dans quelque récit, puis se débattre contre la fin du jour ou l'avenir cruel qui réglera leur destin. On les a souvent comparés à des fauves en cage, exaspérés par leur désir féroce de dévorer celui qu'ils ne peuvent posséder, impuissants à fuir leur proie ou leur tourmenteur, et à se fuir eux-mêmes. » Peyre, 1990, p. 967.
Couton, 1990, p. 44.
« Corneille a connu cette consécration et cette disgrâce, que de son nom a été tiré un adjectif, devenu une étiquette. [...] Rien n'est plus propre que cet étiquetage à obscurcir la connaissance d'une œuvre et à autoriser à ne la lire ni de trop près, ni en son entier, à faire un monolithe de ce qui est un foisonnement. » Couton, 1990, p. 94.
Stegmann, 1988, p. 222.
Dans la tragédie cornélienne, si l'ordre moral est remis en cause — comme par exemple le droit des pères à disposer de la liberté de leurs enfants — il n'est jamais renversé et triomphe toujours, parfois à quel prix...
« Un art qui, dans son effort pour maîtriser cette raison qui se cherche, reconnaît la présence de la folie, de sa folie, la cerne, l'investit pour finalement en triompher. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 47.
Il est aussi caractéristique de constater que la folie a sa place dans le théâtre du début du XVIIe siècle : crises de folie furieuse, personnages fous et fanfarons.
« En face du courant aristocratique et romanesque se dessine, encouragé par Richelieu, un courant, peut-être d'inspiration bourgeoise, qui défend les traditions antiques, l'humanisme et la « raison » ». Ubersfeld, 1966, p. 224.
Rappelons que c'est également la société bourgeoise qui est accusée de la création du « monde de la déraison », monde que la folie ne recouvre pas en totalité puisqu'il accueille instables, asociaux, prostituées, etc.…