2.1.2— Typologie de la folie : la folie amoureuse ou l’extériorisation des sentiments

L’extériorisation des sentiments c’est l’action à laquelle se livrent les personnages au travers de leur folie, par opposition à une intériorisation qui la nierait et se révélerait au travers de leur déraison.

Tircis et Mélite tombent amoureux, eux qui jusque là s'en défendaient, mais pour des raisons différentes. Lui fuyait le mariage qui tue le désir : « Que bien qu'une beauté mérite qu'on l'adore, / Pour en perdre le goût, on n'a qu'à l'épouser. » (v. 82-83), l’envisageant, s'il le faut, par intérêt : « Je règle mes désirs suivant mon intérêt, / Si Doris me voulait, toute laide qu'elle est, / [...] Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite : / C'est comme il faut aimer, » (v. 111-112, 114-115). Elle rejetait tous ses soupirants, laissant depuis deux ans espérer Éraste, un riche parti qu'elle n'aime pas.

Éraste, l'amant éconduit, est fou d'amour pour Mélite. C'est pourtant lui qui mettra sa maîtresse en présence de Tircis, par défi à celui-ci qui lui lance : « Et tu n'es pas si fou que d'en faire ta femme. » (v. 42), car il est bien ancré dans sa conviction « Que si je suis un fou je le suis à bon compte 505 . » (v. 134). C'est lui encore qui, par sa ruse des fausses lettres de Mélite écrites à Philandre, fera se rapprocher Mélite et Tircis et se former un couple qui aura les faveurs de la mère de Mélite, prise de pitié devant la douleur de sa fille, malgré le parti moins bon que représente Tircis par rapport à Éraste.

Déjà fou d'amour, Éraste devient fou pour de bon lorsqu'il apprend que Tircis, puis Mélite, se sont donné la mort. Avec en plus le remords d'avoir détruit le couple Philandre-Cloris, il commence alors un long discours insensé où il raconte comment il va chercher Tircis et Mélite en enfer (IV, 6, 8 et 9 ; V, 2) : « Tircis est-il passé ? / Mélite est-elle ici ? » (v. 1465). « Votre raison s’égare » (v. 1483) le prévient inquiet Cliton qui pense ensuite qu’« Il vaut mieux esquiver, car avec des fous / Souvent on ne rencontre à gaigner que des coups, » (v. 1493). Il semble « qu’il ait perdu le sens » (v. 1530) s’interroge finalement Philandre.

Pour Georges Couton, Éraste représente un cas pathologique de folie amoureuse : « [...] quelle mélancolie / Te met dans le cerveau cet excès de folie ?" (v. 1531-32). « La folie d'amour, explique le critique en s'appuyant sur les théories médicales contemporaines de Corneille dont celles de Jacques Ferrand 506 , est le résultat d'un dérèglement humoral. […] Éraste souffre d'un excès de bile, qui agit sur les hypocondres (foie, rate, boyaux, pylore), d'où les troubles de l'imagination qui représentent des « espèces [des visions] noires ». Une psychothérapie, dont seule est capable la dame, provoque la guérison. » 507

Pour Michel Foucault, Éraste représente un cas de folie du juste châtiment, folie qui « punit, par les désordres de l'esprit, les désordres du cœur » 508 . Avec la particularité ici que le châtiment infligé par la folie participe à l'éclatement de la vérité et qu’il rachète l’innocence perdue d’Éraste devenu « Un pauvre criminel / A qui l’âpre rigueur d’un remords éternel / rend le jour odieux. » (v. 1909-1911).

Tircis, l’ami d'Éraste, devient également fou d'amour à la vue de Mélite et manque de le devenir pour de bon lorsqu’il pense avoir perdu celle qu’il aime : « Oui, j’enrage, je crève et tous mes sens troublés / D’un excès de douleur succombent accablés, » (v. 985-86). Sa sœur Cloris essaie de lui ouvrir les yeux lorsqu'il se laisse aller à sa mélancolie après la lecture des fausses lettres que lui a laissées par mégarde Philandre : « Quoi ? que je t'abandonne à ta mélancolie ? / [...] Apprend aussi de moi que ta raison s'égare, / Que Mélite n'est pas une pièce si rare, » (v. 1028, 1039-40). Tircis, peu avant son entretien avec Cloris, a eu des idées de suicide : « Un si cruel tourment me gêne et me déchire, / Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre. / Aussi ma prompte mort le va bientôt finir, » (v. 987-89). Sa folie amoureuse n'ouvre pas sur des visions noires, mais sur des idées morbides. Il quitte sa sœur en se sauvant, emporté par son désespoir, et les paroles de Cloris « Mon frère, il s'est sauvé, son désespoir l'emporte. » (v. 1063) préparent déjà l'annonce de sa fausse mort. On ne sait d’ailleurs pas ensuite comment Tircis échappe au suicide puisqu’il disparaît alors de scène depuis sa séparation avec sa soeur (III, 4-5) jusqu’à ses retrouvailles avec Mélite (V, 4), même si l’on imagine que c’est sa rencontre avec Lisis (IV, 3) qui le sauve.

Suivant la classification de Michel Foucault, Tircis pourrait représenter un cas de folie de la passion désespérée où l'amour, laissé seul par la mort, ou la fuite ici, de l'objet qu'il désirait, n'a d'autre issue que la démence et le délire. Cependant Tircis ne sombre pas dans la folie : sa passion le conduit seulement à des idées de suicide. Il n'est pas fou non plus au regard des autres : il a seulement des idées folles, car excessives par rapport aux normes (on ne se suicide pas par amour), mais il a encore toute sa raison. C'est alors là que pourrait se situer la déraison : Tircis n'est pas fou, mais seulement déraisonnable en voulant se donner la mort pour l'amour de Mélite.

Tircis et Éraste suivent à peu près le même parcours amoureux, avec des excès différents cependant, auprès de la même femme 509 . Ils vivent jusqu'au bout leur folie amoureuse en restant fidèles à Mélite. C'est cette fidélité qui sera récompensée à la fin de la pièce quand Tircis pourra épouser Mélite, et Éraste Cloris. Et c’est elle, outre la volonté de réparer un tort causé par la perte d'un parti (Philandre), qu’Éraste met en avant pour entrer dans les bonnes grâces de Cloris : « Mélite répondra de sa persévérance [d’Éraste] : / Il ne l’a pu quitter qu'en perdant l'espérance, » (v. 1959-60). Et si Cloris essaie bien de se défendre contre cet amour soudain, « Vous prodiguez en vain vos faibles artifices : / Je n'ai reçu de lui ni devoirs ni services. » (v. 1791-1792), Mélite lui montre que c’est la fidélité d'Éraste qui est importante, fidélité plus forte que l’attachement à une personne : « C'est bien quelque raison, mais ceux [les services] qu'il m'a rendus, / Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus. » (v. 1993-94). Mélite à la fin fera un mariage d'amour en épousant quelqu'un de plus pauvre et Cloris fera un mariage de « raison » en épousant un bon parti, arrangé ici non par les rois mais par une nourrice.

Si la faute d'Éraste est réparable pour service rendu, comme le remercie Mélite : « Donc pour nous revancher de la faveur reçue / Nous en aimons l'auteur à cause de l'issue, » (v. 1931-32), elle l'est donc surtout pour fidélité, une fidélité qui manquera tant à Philandre au point qu’il abandonnera sans trop de remords Cloris pour Mélite, et qu’elle le perdra le laissant seul à la fin de la pièce. D'ailleurs la fourbe d'Éraste est noble puisqu'elle sert les intérêts de l'amour comme le souligne Mélite : « Outre qu'en amour la fraude est légitime, » (v. 1939), tandis que la ruse de Philandre, sous les dehors d'un duel pour récupérer les lettres que lui a données Cliton de la part d'Éraste et désormais entre les mains de Tircis, apparaît comme quelque chose de sournois dans l'édition de 1633 : « Qu'un duel accepté les [les lettres] mette entre nous deux, / Et si je suis alors encore ce Philandre / Par un détour subtil qu'il ne pourra comprendre, / Elles demeureront, le laissant abusé, / Sinon au plus vaillant, du moins au plus rusé. » (v. 1170-74). Éraste emploie bien lui-même la ruse à la place du duel, mais il a ses raisons qu'il donne sous la forme d’une maxime admise par tous : « Il fut toujours permis de tirer sa raison / D'une infidélité par une trahison. » (v. 491-92).

Notes
505.

« Si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être. » (v. 134), édition de 1682.

506.

Jacques Ferrand, De La maladie d'amour ou Mélancolie érotique , Paris, D. Moreau, 1623.

507.

Couton, 1980, p. 1150.

508.

Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 48-49.

Voir dans cette partie, le chapitre « 1.1.2.2— Folie et déraison ».

509.

L’attitude de Mélite est encore différente. Elle s’évanouit lorsqu’elle apprend la fausse mort de Tircis (IV, 3-4), et l’on ne sait rien ensuite sur la façon dont elle s’en sort jusqu’à ses retrouvailles avec Tircis (V, 4).