3.1.2.1— Une structure désordonnée

Corneille n'a jamais eu l'obsession de se plier aux règles des trois unités de temps, de lieu et d'action. S'il les observe c'est, comme le remarque Robert Garapon, parce qu'elles sont à la mode et en les pliant à son sujet : il les « élargit ou les resserre selon les besoins de son intrigue » 581 . Car les règles sont un moyen de plaire 582 .

Cependant la régularité de Clitandre est un peu particulière. Si Corneille a écrit Mélite sans savoir que des règles existaient, il écrit Clitandre en réaction aux critiques qui lui ont été faites 583 , par « bravade » comme le souligne André Stegmann 584 .

Clitandre respecte l'unité de temps d'un jour, au prix, nous le verrons plus bas, d'une accélération des événements. Elle respecte également l'unité de lieu au sens large puisque l'action se déroule principalement dans une forêt pendant les quatre premiers actes — à l'exception de deux scènes (IV, 6 et 7) qui ont lieu à proximité d’un château royal — puis à l'intérieur du même château au cinquième acte. Cependant l'unité d'action est, pour reprendre l'expression de Robert Garapon, « gravement insuffisante » 585 : ce sont en effet trois actions différentes qui se succèdent et qui ont pour héros Rosidor et Caliste, Pymante et Dorise, et enfin Clitandre et le Prince.

Néanmoins, pour Robert Garapon, si Corneille jeune adapte les règles à son théâtre, il donne à celui-ci une architecture équilibrée qui lui est propre dès ses premières comédies 586 mais qui fait défaut à deux pièces qui sont des exceptions : Clitandre et L’Illusion comique. « La plupart des premières pièces, dit Robert Garapon, sont construites suivant une courbe ascendante : l'action atteint une sorte de sommet, puis décroît d'intensité et, pour ainsi dire, s'apaise, [... cependant] dans ces deux pièces, il n'y a pas un, mais trois sommets, voire quatre. » 587 Dans Clitandre le premier sommet se situe au moment où Rosidor se saisit de l'épée de Dorise qui allait tuer Caliste, pour mettre en fuite Pymante (acte V) ; le deuxième sommet se situe au moment où Pymante est sur le point de violer Dorise (IV, 1) ; enfin le troisième sommet se situe au moment où Clitandre attend dans sa prion son supplice et fait ses adieux à la vie (IV, 6). On pourrait ajouter un quatrième sommet, aux trois cités par Robert Garapon, qui se situerait au moment où Pymante sur le point de tuer Dorise qui lui a crevé un œil est interrompu par l’intervention du Pince (IV, 4).

Ainsi la structure de Clitandre apparaît comme très désordonnée, d’un désordre baroque, aussi bien dans le respect de certaines des règles que dans la structuration interne de la pièce.

Notes
581.

Garapon, 1982, p. 54.

582.

« Celui [le but] de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu'elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète. » Corneille, Dédicace de Médée.

583.

« Cette pièce fut mon coup d'essai, et elle n'a garde d'être dans les règles, puisque je ne savais pas alors qu'il y en eût. » Corneille, Examen de 1660 pour Mélite.

584.

Stegmann, 1988, p. 52.

Corneille écrit dans sa préface : « Que si j'ai renfermé cette pièce dans la règle d'un jour, ce n'est pas que je me repente de n'y avoir point mis Mélite, ou que je me sois résolu à m'y attacher dorénavant. Aujourd'hui quelques-uns adorent cette règle, beaucoup la méprisent : pour moi, j'ai seulement voulu montrer qui si je m'en éloigne, ce n'est pas faute de la connaître. » Corneille, préface de Clitandre.

585.

Garapon, 1982, p. 52.

586.

« Corneille jeune semble posséder comme un instinct d'ordre et de composition, qui le pousse à rechercher la proportion, le rythme, l'équilibre et l'harmonie. » Garapon, 1982, p. 54.

587.

Garapon, 1982, p. 56.