3.1.2.3— Un texte débordant de vitalité défiguré en 1660

Corneille n'a intitulé tragi-comédie que deux de ses pièces : Clitandre (?1630-31) et Le Cid (1637). En 1648 il a cependant fait du Cid une tragédie, de même que de Clitandre en 1660. Y-a-t-il un sens à cette renonciation ? Corneille ayant atteint l'âge de la maturité pensait-t-il être allé trop loin ?

En ce qui concerne tout au moins Clitandre on peut effectivement se poser la question au regard des grandes différences 595 — c'est sans doute la pièce qui a subi le plus de modifications avec L’Illusion comique — qui peuvent exister entre l'édition de 1632 et celle de 1660 avec un nombre de vers passant de 1872 à 1624 venant du fait que certaines parties ont été supprimées tandis que d'autres ont été réécrites. Il y a chez Corneille un renoncement à une certaine exubérance et à la sensualité par un retour aux bienséances 596 .

Pour Gabriel Conesa les altérations portées au texte par Corneille ont au moins deux causes : la première est « relative à l'évolution de la sensibilité et de l'esthétique théâtrale dans la trentaine d'année qui sépare les œuvres originales de leur réédition en 1660 » avec une conception des bienséances plus « frileuse » ; la deuxième est relative au changement de destination des pièces qui sont conçues en 1660 pour la lecture et non plus pour être jouée sur scène 597 . Ainsi à partir de l'édition de 1660 Corneille « débarrasse son discours de ses tours outrés familiers ou réalistes, il apaise et régularise sa versification, il dépersonnalise son dialogue afin d'en effacer la présence des interlocuteurs. »

Il y a donc transformation — défiguration 598 — du texte qui passe d'une folle exubérance à une retenue plus que raisonnable. Cette évolution est à rapprocher du changement qui s'opère dans l'œuvre de Corneille : passage du baroque et des comédies au classicisme et aux tragédies. Elle est liée à celle des mentalités qui a lieu dans la société de la première moitié du XVIIe siècle où l’on assiste à un passage de la folie à la déraison.

On ne donnera qu'un exemple — parmi tant d'autres — de la transformation du texte de Clitandre par Corneille en citant cet extrait de l'édition originale supprimé dans l'édition de 1660 et où Rosidor voyant Caliste évanouie la croit morte et couvre son cadavre de baisers qui redonnent la vie non pas à elle mais à lui en réveillant son désir :

Rosidor : « Belle âme vient aider à sortir à mon âme, / Reçois-la sur les bords de ce pâle coral, / [...] Tristes embrassements, baisers mal répondus, / [...] Hélas quand mes douleurs me l'on presque ravie, / Tous glacés et tous morts vous me rendez la vie ; / Cruels, n'abusez plus de l'absolu pouvoir / Que dessus tous mes sens l'amour vous fait avoir, / N'employez qu'à ma mort ce souverain empire, / Ou bien me refusant le trépas où j'aspire, / Laissez faire à mes maux, ils me viennent l'offrir, » (I, 7, 286-87, 291, 293-99).’

Et Corneille ne fait qu’aller dans le même sens d’une rigueur raisonnable qui préside aux corrections de l’édition originale, abandonnant la folle exubérance du début, en faisant de Clitandre une tragédie en 1660. Ce changement de genre est donc dans la continuité du changement du texte et c’est pourquoi nous pensons qu’il convient de rapprocher l’édition originale de Clitandre sur laquelle nous travaillons des comédies par son côté baroque même si l’édition de 1660 peut être rapprochée des tragédies comme peut nous inviter à le faire Corneille.

Notes
595.

Les remarques qui suivent sont cependant aussi valables pour toutes les comédies jusqu'au Cid.

596.

« Surtout le texte de la pièce a été en 1660 si profondément modifié qu'on pourrait sans trop forcer les choses parler d'un second Clitandre : très assagi, pudibond et, il faut le dire, de lecture moins plaisante, et surtout moins aisée. » Couton, 1980, p. 1200.

«Son œuvre se présente comme une espèce de bouffée créatrice, violente et intense, à laquelle lui-même met un terme […] en 1660. » Conesa, 1989, p. 14.

597.

Conesa, 1989, p. 12-13.

598.

L'expression est de Raymond Lebègue, Le temps, 2-3 janvier 1937.