3.1.3— Typologie de la folie : la folie furieuse et l'innocence, ou l’extériorisation des sentiments

3.1.3.1— La folie furieuse de Pymante

Pymante et Dorise se ressemblent à l'ouverture de la pièce. Tous les deux veulent en effet tuer le rival qui s’oppose à leur amour : Pymante veut assassiner Rosidor qui est aimé de Dorise et Dorise veut assassiner Caliste qui aime Rosidor et est aimée de lui. Cependant Rosidor est un faux rival pour Pymante puisqu'il aime Caliste et non Dorise.

Ensuite les destinées de Pymante et de Dorise vont aller au fil de la pièce en s'écartant pour aboutir finalement à une opposition avec le rachat de la faute de Dorise — dont l'intervention aura permis, comme dans Mélite, le mariage entre Rosidor et Caliste, mariage qui est sa sanction — et à la condamnation de Pymante qui est allé trop loin dans l'horreur.

En effet si les tentatives de meurtre de Pymante et de Dorise dans le premier acte peuvent passer pour des drames de la jalousie, il n'en est certainement plus de même à partir du second acte pour les tentatives d'attentats de Pymante sur Dorise puis sur le Prince. Ces actions sont plus graves et de l'ordre de la folie furieuse. Cependant, à la différence de Mélite et de la folie amoureuse d'Éraste qui est reconnue de tous, il n'y a personne dans Clitandre pour dire que Pymante est atteint de folie, sauf peut être Dorise :

Dorise : Va donc, monstre bouffi de luxure et d'orgueil, / Venge sur ces rameaux la perte de ton œil, / Fais servir si veux dans ta forcenerie 599 / Les feuilles et le vent d'objets à ta furie. (IV, 1, 1183-86).’

Et mise à part cette évocation, la folie de Pymante n'est jamais nommée même si certains signes de la maladie peuvent se repérer dans ses propos qui prennent la forme de longs monologues notamment au début du deuxième acte (scènes 1 et 2) et au début du troisième acte (scène 2).

Tout d'abord la folie furieuse de Pymante s’exprime dans son désir meurtrier à l’encontre de Rosidor puis de Dorise et enfin de la terre entière.

Ainsi Pymante désespéré après l’échec de son attentat contre Rosidor n'appelle pas de ses vœux sa propre mort — à la différence de Rosidor et de Clitandre 600 — mais la mort de celui-ci et par là sa propre perdition — « perdons-nous » (v. 425) — qui peut aussi renvoyer à sa propre folie :

Pymante : « Ô honte ! Ô crève cœur ! Ô désespoir ! ô rage ! / Ainsi donc un rival pris à mon avantage / Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer, / [...] Retournons animés d'un courage plus fort, / Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort. » (II, 1, 417-19, 424-25).’

Puis, pris de folie meurtrière après la rencontre de Dorise qui le repousse et lui crève un œil, Pymante va jusqu'à vouloir la punir et punir la terre entière dans un bain de sang s'il ne la retrouve pas au cours d'une errance — « hasard » et « incertaine erreur » — qui est aussi le signe de sa folie et dont le terme sera l'attentat contre le Prince :

Pymante : « Faites que je mérite en trouvant l'inhumaine / Par un nouveau forfait une nouvelle peine, / [...] Prenons dorénavant pour guide les hasards, / Quiconque rencontré n'en saura de nouvelle / Que son sang aussitôt me réponde pour elle, / Et ne suivant ainsi qu'une incertaine erreur / Remplissons tous ces lieux de carnage et d'horreur. » (IV, 2, 1345-46, 1252-56).’

Ensuite la folie furieuse de Pymante s'exprime par ses illusions de l'enfer, dont certaines nous rappellent celles d'Éraste dans Mélite. Il y a d'abord cet appel aux furies pour venir l'aider à se venger de Clitandre : « Sortez de vos cachots, infernales furies, / Apportez à m'aidez toutes vos barbaries, / Qu'avec vous tout l'enfer m'assiste en ce dessein / Qu'un sanglant désespoir me verse dans le sein, / [...] En vain cruelles sœurs, ma fureur vous appelle, » (II, 1, 425-28, 433). Puis cet autre appel à la Terre pour une descente aux enfers et par là pour son engloutissement : « Terre crève-toi donc afin de m'engloutir, / N'attend pas que Mercure avec son caducée / Me fasse l'ouverture forcée, » (II, 1, 436-38), qui nous rappelle cette vision d'Éraste : « La terre à ce dessin m'ouvre son large flanc, / Et jusqu'au bord du Styx me fait libre passage, » (Mélite, IV, 6, 1454-55).

Et l'on voit bien au travers de cette illusion la différence qui existe entre la folie d'Éraste et celle de Pymante : la folie d'Éraste est bien folie car son illusion de l'enfer remplace la réalité — « Voyez qu'il n'est ici de Styx, ni de Ténare, » dit Cliton à Éraste (v. 1484) — alors que la folie de Pymante peut, jusqu'au vers 1456, n'être considérée que comme une métaphore de l'état dans lequel il se trouve dans la mesure où rien ne nous dit clairement que son illusion fait pour lui office de réalité 601 .

Cependant le paroxysme de la folie furieuse de Pymante se situe au moment de l’éclatement de la tempête qui en même temps nous éclaire sur son état d'esprit : le déchaînement des forces de la nature provoque chez Pymante un électrochoc où l'illusion se substitue à la réalité. C'est la mort de Dorise qui le satisfait et le soulage :

Pymante : « (Une tempête survient) [...] L'univers n'ayant pas de force à m'opposer / Me vient offrir Dorise afin de m'apaiser. / Tout est de mon parti, le Ciel même n'envoie : Tant d'éclairs redoublés qu'afin que je la voie [Dorise]. / Quelque part où la peur porte ses pas errants, / [...] Ô suprême faveur ! Ce grand éclat de foudre / Décoché sur son chef le vient de mettre en poudre, / Ce fer s'il est ainsi me va tomber des mains, / Ce coup aura sauvé le reste des humains. / Satisfait par sa mort, mon esprit se modère, / Et va sur sa charogne achever sa colère. » (IV, 2, 1263-67, 1269-74).’

La transformation du texte à partir de l'édition de 1660 est sur ce point édifiante, puisque l'illusion donnée comme réalité pour Pymante y est totalement gommée au profit d’une illusion qui se donne pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une représentation non réelle. En effet « Me vient offrir » est changé en « veut m'offrir », « Ce grand éclat de foudre / Décoché sur son chef le vient de mettre en poudre, » en « Que je serais heureux si cet éclat de foudre / Pour m'en faire raison l'avait réduite en poudre ! », « Satisfait par sa mort » en « Destins, soyez enfin de mon intelligence, » alors que le « si » de « Ce fer s'il est ainsi me va tomber des mains » avec valeur de conséquence est changé en « si » de « Si le Ciel a daigné prévenir nos desseins. » avec valeur d'hypothèse. L'illusion n'est plus réalité et devient « miracle ». Voici le texte à partir de 1660 :

Pymante : « Pour m'en faire raison l'avait réduite en poudre ! / La Nature étonnée embrasse mon courroux, / Et veut m'offrir Dorise, ou devancer mes coups, / Tout est de mon parti, le Ciel même n'envoie / Tant d'éclairs redoublés qu'afin que je la voie [Dorise]. / Quelque part où l'effroi porte ses pas errants, / [...] Que je serais heureux si cet éclat de foudre / Pour m'en faire raison l'avait réduite en poudre ! / Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains / Si le Ciel a daigné prévenir nos desseins. / Destins, soyez enfin de mon intelligence, / Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance. »’

La transformation du texte est suffisamment importante, puisque d’une version à l'autre la folie de Pymante y est en partie gommée.

Enfin si l’on veut nommer la folie de Pymante en se référant à la classification de Michel Foucault, il s’agirait là d’un cas de folie de « passion désespérée » où l’amour laissé seul à lui-même par la mort de l’objet qu’il désire — le non définitif de Dorise dans la grotte signifié par l’agression sur Pymante et son œil crevé — n’a d’autre issue que la mort et le délire. « Tant qu’il avait un objet le fol amour était plus amour que folie, laissé seul avec lui-même il se poursuit dans le vide du délire. » 602

Notes
599.

« Folie furieuse (mot qui devient rare au XVIIe siècle). » Dubois, Lagane, Lerond, 1992.

600.

Le désespoir de Rosidor qui appelle sa mort — « Belle âme, viens aider à sortir à mon âme, » (v. 286) — est le même que celui de Clitandre — « Mon âme s'en chatouille, et ce plaisir secret [de la vérité] / La prépare à sortir avec moins de regret » (v. 1463-64).

601.

À ce sujet, il est intéressant de mentionner l'appel de Clitandre aux enfers, Clitandre qui a toute sa raison même s'il est troublé par le fait de ne pas savoir qui l'a trahi. La valeur de la métaphore de cet appel apparaît très clairement comme appel à un châtiment qui, si la justice terrestre est défaillante, sera exécuté dans un autre monde : « Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique, / Le Ciel te garde encore un destin plus tragique, / N'importe, vif ou mort, les gouffres des enfers / Auront pour ton supplice encor de pires fers, / Là mille affreux bourreaux t'attendent dans les flammes, / Moins les corps son punis, plus ils gênent les âmes, / Et par des cruautés qu'on ne peut concevoir / Vengent les innocents par-delà leur espoir. » (v. 1441-42).

L'enfer est aussi pour Clitandre la métaphore de la prison où il doute, même s’il sait bien qu’il n’était pas pour autant en enfer lorsqu'il réplique au Prince qui vient le délivrer : « Vous m'avez autant vaut retiré des Enfers ».

Aussi l'enfer en ce qui concerne Clitandre est proche de la déraison et non de la folie et la prison dont il est la métaphore est le lieu où Clitandre doute, coupé du monde extérieur d'où pourrait lui venir du secours, et le lieu qui lui évite d’errer dans le monde de la folie, monde qui se trouve lui aussi à l’extérieur et où se perd Pymante.

602.

Foucault, 1987, p. 48-49.

Voir dans cette partie, le chapitre « 1.1.2.2— Relation avec la problématique. Folie et déraison ».