3.1.3.2— L'innocence de Pymante et de Clitandre

Le thème de l'innocence est plus complexe qu'il n'y paraît de prime abord en considérant le sens du mot innocent qui désigne « celui qui n'est pas coupable » et qui renvoie dans le texte de Corneille à Clitandre qui est innocent des crimes dont on l'accuse.

En effet tout d’abord cette innocence qui est inscrite dans le sous-titre de la pièce 603 Clitandre ou l'innocence délivrée — n'est pas l'action principale puisqu'il n'en est question qu'à la scène 2 de l'acte II avec cette réplique de Pymante : « Où [à la cour] je veux regarder avec effronterie / Clitandre convaincu de ma supercherie. » (v. 505-06). Et qu’il faut attendre le début de l'acte III pour voir Clitandre être accusé par le Roi à la scène 1 : « Je lui ferai sentir à ce traître Clitandre, » (v. 801),et être mis en prison à la scène 2, alors qu'il a fait son entrée en scène seulement à la fin de l'acte précédent à la scène 4.

Ensuite l'innocence représente aussi la pureté. L'innocent est « celui qui n'est pas souillé par le mal » comme peut l'être Clitandre — « Doncques aucun forfait, aucun dessein infâme / N'a jamais pu souiller ni ma main ni mon âme » (v. 893-94) — alors qu'autour de lui le monde n'est que perversion, perversion de Pymante mais surtout perversion d’un Royaume où un Roi peut condamner à tort :

Clitandre : (seul en prison) « Je les sens, je les vois, mais mon âme innocente / Dément tous les objets que mon œil lui présente, / Et le désavouant défend à ma raison / De me persuader que je suis en prison. » (III, 2, 889-95),’

et :

Clitandre : (au geôlier en prison) « Dans ces funestes lieux où la seule inclémence / D'un rigoureux destin réduit mon innocence » (IV, 6, 1385-86).’

Cependant cette innocence, cette pureté, semble galvaudée par Dorise qui revêt une « fausse innocence » en même temps qu'elle met les habits de Géronte 604 pour ne pas être reconnue après son forfait :

Dorise : (seule) « Achève, malheureuse, achève de vêtir / Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir, / Si de tes trahisons la jalouse impuissance / Sut donner un faux crime à la même innocence, / Recherche maintenant par un plus juste effet / Une fausse innocence à cacher ton forfait. » (II, 5, 603, 08).’

Enfin l'innocence représente la naïveté. L'innocent est alors « celui qui a une ignorance, une naïveté trop grande », et spécialement le simple d'esprit, le fou. C'est essentiellement Pymante qui choisit de se déguiser en paysan pour accomplir son forfait — « Pymante et Géronte sortent d'une caverne seuls et déguisés en paysans. » (indication scénique de l'acte I, scène 4 — et pour échapper à ceux qui le recherchent. Et c'est sous cette innocence feinte qu'il se présente à Dorise : « Tout lourdaud que je suis en ma rusticité / Je vois bien quand on rit de ma simplicité, » (v. 687-88).

Qu'en conclure ? Celui qui est fou — Pymante —, d'une folie furieuse et d'une simplicité d'esprit feinte, n'est pas capable de racheter sa faute 605 . Par contre le véritable innocent— Clitandre —, accusé à tort, reste aux limites de la folie sans jamais y entrer. Un pas important est ainsi franchi depuis Mélite puisque la folie est désormais impuissante à retrouver l'innocence perdue : la folie ne rachète plus, mais elle perd, même si elle permet encore de faire éclater la vérité 606 .

Corneille dépeint un monde qui se perd puisque capable de condamner des innocents, ce que ne peut imaginer l'esprit de Clitandre :

Clitandre : « Qui veut croire plutôt la même extravagance / Que de s'imaginer, sous un si juste Roi, / Qu'on peuple les prisons d'innocents comme moi. » (III, 2, 910-12).’

Est-il possible alors de voir dans l'enferment de l'innocent Clitandre une image de l'enfermement des fous dont parle Michel Foucault ? L'innocent Clitandre est délivré pour un temps, mais trente ans plus tard le sous-titre de la pièce aura disparu, de même que dans le texte beaucoup d'allusions à la folie.

Notes
603.

Le sous-titre disparaît en 1644.

604.

Cette « fausse innocence » est même double : elle est fausse car Dorise revêt les vêtements d’un autre pour cacher son crime ; cependant elle est fausse aussi car cet autre est Géronte qui vient de trahir son maître Clitandre en imaginant un faux cartel pour l’attirer dans un piège.

605.

Voir à ce propos Mélite et la folie d'Éraste.

606.

C'est la folie furieuse de Pymante qui permet de faire éclater la vérité lorsqu'il veut assassiner le Prince.