3.1.4.2— Aspects de la déraison

Le doute et l’amour sont les deux aspects de la déraison.

3.1.4.2.1— Le doute

Le doute est déraisonnable tout d’abord car la raison peut s'y perdre. C'est le cas de Caliste et de Clitandre comme on a déjà pu le voir qui veulent douter l'une par amour et l'autre par fidélité au Roi : « Je ne sais lequel croire, et j'aime tant ce doute / Que j'ai peur d'en sortir en entrant dans cette route ;" (v. 33-34) ; « Et que vous vous jouez [folles raisons d'amour] d'un esprit en balance, / Qui veut croire plutôt la même extravagance / Que de s'imaginer, sou un si juste Roi, » (v. 909-10).

Le doute est déraisonnable ensuite car il est contraire à la raison. En effet comme le dit clairement le Roi : « Douter de ce forfait c'est manquer de raison » (v. 851), à propos de la perception qu’il a de la vérité criante de la culpabilité de Clitandre. Et Géronte qui a participé au guet-apens contre Rosidor a eu la même réflexion un peu plus tôt à propos de la supercherie mise en place avec Pymante : « Elle est si bien tissue, / Qu'il faut manquer de sens pour douter de l'issue. » (v. 169-70). Ainsi ni le Roi, ni les assassins ne doutent de la véracité des choses, ne doutent que la réalité telle qu’elle peut être perçue ne puisse être remise en cause.

Cependant le Roi en ne doutant pas et en ne remettant pas en cause sa perception de la réalité — même s’il n'a aucune raison de le faire — fera une erreur de jugement 612 . Et troublé par la fausseté de son raisonnement il devra reconnaître combien la réalité parfois peut-être éloignée de la vérité :

Le Roi : « Que souvent notre esprit trompé de l'apparence / Règle ses mouvements avec peu d'assurance ! / Qu'il est peu de lumière en nos entendements, / Et que d'incertitude en nos raisonnements ! / Qui voudra désormais se fie aux impostures / Qu'en notre jugement forment les conjectures, / Tu suffis pour apprendre à la postérité / Combien la vraisemblance a peu de vérité : » (V, 4, 1709-16).’

Et par inversion, c’est ne pas douter qui devient alors déraisonnable : c’est en ne remettant pas en cause la réalité que le Roi ouvre la porte à la déroute de sa raison :

Le Roi : « Jamais jusqu'à ce jour la raison en déroute / N'a conçu tant d'erreur avecques moins de doute, / Jamais par des soupçons si faux et si pressants / On n'a jusqu’à ce jour convaincu d'innocents ; » (V, 4, 1717-20) ; « Toi dont la trahison / A fait si lourdement chopper notre raison, / Approche scélérat. » (V, 4, 1743-45).’

Le royaume du Roi est alors remis en cause dans ses fondements même au travers de l'autorité suprême. Et tous les excès sont permis, même ceux de Pymante dont la folie l'amène à ne plus reconnaître aucune autorité : « Je ne connais ici ni qualité, ni sang, » (v. 1316), aboutissement d’une morale qui le plaçait au niveau de celle du Roi : « Je ne sache raison qui s'oppose à mes vœux, / Puisque la raison n'est que ce que je veux, » (v. 1155-56). Ce sont les paroles de Pymante, mais ce pourraient être celles du Roi qui suit le mouvement de son humeur et non de la sagesse 613  : la colère du Roi l'aveugle et Rosidor le prévient : « Du moins, Sire, apaisez l'ardeur qui vous transporte, / Que l'âme plus tranquille, et l'esprit plus remis, / Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis. » (v. 846-48).

Ce rapprochement entre le Roi et Pymante nous laisse à penser que le non-doute du Roi peut aller au-delà de la déraison jusqu’à la folie. En effet la (dé)raison d'État du premier et la folie du second semblent se rejoindre, notamment dans ces paroles rassurantes du Roi à Dorise : « Que le prince aujourd'hui te préserve à la fois / Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois. » (v. 1811-12). Mais il y a plus : Pymante, le fou furieux, renvoie son comportement à celui du Roi lorsqu'il faut lui trouver une excuse : « Sire, écoutez en donc la pure vérité. / Votre seule faveur a fait ma lâcheté, / Vous, dis-je, et cet objet dont l'amour me consomme, » (v.1755-57). C'est le Roi et son pouvoir qui sont ici remis en cause même s’il tente de s'en défendre : « Va plus outre, impudent, pousse et m'impute encor / L'attentat sur mon fils, comme sur Rosidor, » (v. 1763-64).

Et cette remise en cause du pouvoir, malgré un retour à un équilibre, n'est pas dissipée par les paroles du Roi : « Ne nous arrêtons plus sur la reconnaissance, / Et de mon injustice, et de son innocence. / Passons aux criminels. » (v. 1741-43) ; ni par son repentir : « J'en suis honteux Clitandre, et mon âme confuse / De trop de promptitude en soi-même s'accuse, / Un Roi doit se donner quand il est irrité / Ou plus de retenue, ou moins d'autorité, » (V, 4, 1721-24).

Ainsi c’est un pouvoir capable de condamner des innocents et de générer des fous qui est ébranlé. Que le vacillement de la raison vers la folie concerne en premier lieu Pymante bien sûr mais aussi le Roi comme on vient de le voir ou encore Clitandre dans sa prison :

Clitandre : « Folles raisons d'amour, mouvements égarés, / Qu'à vous suivre mes sens se trouvent préparés ! / Et que vous vous jouez d'un esprit en balance, / Qui veut croire plutôt la même extravagance / Que de s'imaginer, sous un si juste Roi, / Qu'on peuple les prisons d'innocents comme moi. » (III, 2, 907-12).’

Et Corneille d’opposer le pouvoir du Prince qui défend un innocent injustement condamné — pouvoir qui peut représenter la raison et l'avenir pour le royaume — et le pouvoir du Roi qui condamne un innocent en se laissant abuser par ses sentiments — pouvoir qui représente la déraison et le passé, voire la folie du Roi toute contenue dans ce vers : « Innocent il aura d'innocentes victimes » (v. 1474).

Notes
612.

Le doute est toujours un des piliers de la justice.

613.

La colère du Roi annonce la déraison sentimentale dans les tragédies où les sentiments prennent le pas sur le devoir.