4.1.2.1— L'intériorisation des sentiments

L’intériorisation des sentiments se révèle à la fois dans le temps de l’action et dans l’association des contraires et le questionnement.

4.1.2.1.1— Le temps de l'action

L'enfermement des personnages dans leur discours est lié d'abord au « resserrement » du temps de l'action. Celui du Cid est considérablement « resserré » afin que puisse tenir en un jour pas moins de trois duels, sous des formes chaque fois différentes —une « rencontre » entre le Comte et Don Diègue, un « appel » entre le Comte et Rodrigue, un « duel judiciaire » entre Don Sanche et Rodrigue 676 —, mais aussi un combat contre les Maures aux portes de Séville 677 , et l'élection d'un gouverneur pour le Prince de Castille, ainsi qu’une promesse de mariage entre une jeune fille et l'assassin de son père 678 .

La première conséquence du « resserrement » du temps de l'action est l'introduction, sous la forme de discours, de rapports d'événements passés. Dans Le Cid il s'agit du rapport d'un événement qui s'est déroulé pendant le temps de l'histoire entre le début et la fin de la pièce de théâtre : le combat de Rodrigue contre les Maures. Ce récit intervient à la demande du Roi : « Souffre donc qu'on te loue, et de cette victoire / Apprends-moi plus au long la véritable histoire. » (v. 1251-52). Ainsi donc, et pendant 86 vers, Rodrigue, qui entre-temps est devenu le Cid, fait le récit de son combat qui est un éloge à son courage et dont le caractère véridique est bien souligné par le Roi. La valeur de vérité de l'histoire est mise en avant dès le début de la pièce par le choix qui est fait de Don Diègue comme gouverneur du Prince de Castille et qui se propose d’instruire celui-ci au travers de l'histoire de sa vie : « Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie, / Il lira seulement l'histoire de ma vie : » (v. 179-80), même si le Comte, qui est son contraire se moque : « Adieu, fais lire au Prince, en dépit de l'envie, / Pour son instruction, l'histoire de ta vie, » (v. 227-28).

C'est que les histoires n'ont pas toujours la même valeur et il faut opposer celles qui participent au « resserrement » du temps en même qu'elles ont une valeur de vérité forte comme dans Le Cid, à celles qui ne participent pas au « resserrement » du temps et qui n'ont pas de valeur de vérité comme dans cet exemple que nous tirons de Clitandre 679 où le Prince demande à Clitandre le rapport de son histoire amoureuse avec Caliste : « Achève maintenant l'histoire commencée / De ton affection si mal récompensée. » (v. 541-42). Ce récit n'a en effet pas de caractère essentiel ni de valeur de vérité, ce que souligne Clitandre : « Ce récit ennuyeux de ma triste langueur, / Mon Prince, ne vaut pas le tirer en longueur, » (v. 543-44). Ainsi tout sera dit en « un mot » et cinq vers (v. 545-550).

C'est Chimène qui prend conscience de ce « resserrement » du temps à la fin de la pièce lorsqu'il lui semble que tout va trop vite, clin d'œil de Corneille par rapport à ce que nous avons souligné plus haut ?, : « Sire, quelle apparence a ce triste Hyménée, / Qu'un même jour commence et finisse mon deuil, / Mette en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ? » (V, 7, 1832-34). Et le temps qui a manqué tout au long de la pièce prend son importance à la fin pour rendre possible et vraisemblable l'amour de Chimène pour l'assassin de son père : « Le temps assez souvent a rendu légitime/ Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime. » (v. 1839-40) conclut le Roi.

La deuxième conséquence, suite de la première, du « resserrement » du temps de l'action est l'importance des réflexions des personnages autour d’évènements qui deviennent par là même secondaires. Les personnages parlent de ce qu'ils ressentent, de leurs sentiments, de ce qu'ils vivent intérieurement : ils le racontent soit à eux-mêmes dans des monologues intérieurs, soit aux autres — à Léonor, sa gouvernante, pour l'Infante ; à Elvire, sa suivante 680 , pour Chimène. L'expression de ces sentiments intimes confère, associée à l'importance et au haut rang des personnages, à la tragédie toute sa gravité. Ainsi les femmes se plaignent — l'Infante à Léonor : « Je souffre cependant un tourment incroyable, / [...] Je suis au désespoir que l'amour me contraigne » (v. 107, 111) — et Chimène à Elvire — « Elvire, que je souffre, et que je suis à plaindre ! » (v. 1655) — tandis que Rodrigue souffre seul en silence, en aparté — « Que je sens de rudes combats ! » (v. 303).

Cette intériorisation des sentiments qui enferme les personnages dans leur discours sur les événements, les enferme au détriment d'actions qui seraient à entreprendre et qui pourraient les libérer. L'Infante n'agit pas en prenant par exemple la décision de ne plus songer à Rodrigue qui n'est pas de sang royal comme elle. Entre le début de la pièce où elle explique qu'elle donne Rodrigue, indigne de son rang, à Chimène, mais où elle avoue également son amour — « L'amour est un tyran qui n'épargne personne, / Ce jeune Chevalier, cet amant que je donne, / Je l'aime. (v. 75-77) —, et la fin où, avouant une nouvelle fois son amour, elle redonne Rodrigue, devenu le Cid et digne de son haut rang, à Chimène pour ne pas manquer à sa parole — « Si j'aime, c'est l'auteur de tant de beaux exploits, / C'est le valeureux Cid, le maître de deux Rois, / Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme, [...] Je ne veux point reprendre un bien que j'ai donné. » (v. 1645-47, 1650) —, rien ne se passe. Les hésitations de l'Infante entre son sentiment pour Rodrigue et son devoir vont au gré de l'évolution des relations entre Rodrigue et Chimène. Et les maux de la future Reine dureront tant que le mariage entre les deux amants sera suspendu : « Ce qui va séparer Rodrigue et Chimène / Avecque mon espoir fait renaître ma peine, » (v. 511-12). Mais que ce soit au début où à la fin l'Infante saura sauvegarder son honneur, que ce soit celui de son sang royal ou celui de la parole donnée.

Chimène et Rodrigue n'agissent pas plus, malgré les apparences. En effet ni l'un ni l'autre ne sont capables de sortir de la situation de tension intérieure entre devoir et sentiments. Ils ont en effet tous les deux la même ligne de conduite de laquelle ils ne sortiront pas malgré les hésitations : faire passer leur honneur avant leur passion. Cependant l'impossible naîtra lorsqu'il s'agira pour eux de sauvegarder leur honneur mais aussi un amour qu’ils ne veulent pas abandonner. Tout l'intérêt de la tragédie est bien là, dans ce conflit permanent entre l'honneur et l'amour, conflit qui ne s'établit pas dans un rapport de destruction comme on pourrait être en droit de l'attendre mais de construction, construction d'une vérité qui choque la vraisemblance comme l'a fait remarqué Scudéry 681 .

Ainsi les deux amants établissent-ils une hiérarchie dans laquelle ils placent leur honneur en premier, puis leur amour, et enfin leur vie — Rodrigue : « L' infamie est pareille et suit également / Le guerrier sans courage et le perfide amant. » (v. 1073-74), « Préférant son honneur à Chimène , et Chimène à sa vie . » (v. 1551-52) ; et Chimène au travers des paroles de l’Infante que celle-ci lui adresse après que Rodrigue ait sauvé Séville des Maures : « Rodrigue maintenant est notre unique appui, / [...] Ôte-lui ton amour , mais laisse-nous sa vie . » (v. 1186-1200). Finalement Rodrigue et Chimène conserveront leur honneur, leur amour et leur vie mais sans être capable d'agir pour sortir de la situation de conflit dans laquelle ils sont. Rodrigue est le coupable. Il est le meurtrier du Comte qui avait offensé son père. Ensuite il tue bien des Maures, combat bien Don Sanche... mais il ne fait par là qu'entretenir la haine légitime de Chimène pour l'assassin de son père. Et pour retrouver Chimène il sait qu'il devra tuer sans fin sans que rien ne change : « Dites par quels moyens il faut vous satisfaire. / Faut-il combattre encor mille et mille rivaux, / Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux, / Forcer moi seul un camp, mettre en fuite un armée, / Des héros fabuleux passer la renommée ? / Si mon crime par là se peut enfin laver, / J'ose tout entreprendre et puis tout achever. » (V, 7, 1808-14). Chimène est la victime. Elle se débat comme elle peut pour l'honneur de son père assassiné par Rodrigue, armant tous les chevaliers contre lui dans un duel judiciaire sans fin car truqué 682 et où elle sera au vainqueur si ce n'est pas Rodrigue : « À tous vos Chevaliers je demande sa tête. / Oui, qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête, / [...] J'épouse le vainqueur si Rodrigue est puni. » (v. 1411-12, 1414). C'est cependant en offrant — sans doute involontairement mais du moins pour étouffer les sentiments qu'elle a pour l'assassin de son père — ce qu'elle ne peut donner sans perdre la vie, c'est-à-dire son amour au vainqueur de Rodrigue, que se résoudra la situation : « Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche, / Défends-toi maintenant pour m'ôter à Don Sanche, / Combats pour m'affranchir d'une condition / Qui me livre à l'objet de mon aversion, / [...] Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence, / [...] Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix » (V, 1, 1559-62, 1564, 1566), « Mon amour a paru, je ne m'en puis dédire, / Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr, » (V, 7, 1828-29). Néanmoins cela se fera avec l'intervention du Roi qui rétablira le duel judiciaire dans ses règles strictes « L'opposer [Rodrigue] seul à tous serait trop d'injustice. / Il suffit qu'une fois il entre dans la lice : / [...] Et, le combat fini, m'amenez le vainqueur. / Quel qu'il soit, même prix est acquis à sa peine, » (V, 1, 1439-40, 1466-67), « Rodrigue t'a gaignée, et tu dois être à lui, » (V, 7, 1841). Et avec aussi le temps 683  : « Le temps assez souvent a rendu légitime / Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime. » (V, 7, 1839-40). Un temps qui représente l'inaction pour Chimène qui demande que rien ne se passe : « Mon unique souhait est de ne rien pouvoir. » (v. 994) ; « J e crains plus que la mort la fin de ma querelle ; / [...] Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage, / Termine ce combat sans aucun avantage, » (v. 1672, 1675-76). Volonté que comprend bien Rodrigue : « Je laisserais plutôt la victoire incertaine / Que de répandre un sang hasardé pour Chimène, » (1775-76). Et l'action étant impossible, il ne reste aux deux amants que la mort ou la folie. Mais la folie n'étant même pas envisageable, c'est la mort que tous les deux acceptent pour sortir de leur situation et sauver leur honneur avec leur amour — Rodrigue : « Je cherche le trépas après l'avoir donné, / [...] Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main. » (v. 762, 766), « Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ; / Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible, » (v. 1818-20) ; Chimène : « Pour conserver ma gloire, et finir mon ennui, / Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui. » (v. 857-58), « Si j'en obtiens l'effet, je te donne ma foi / De ne respirer pas un moment après toi. » (v. 1005-06).

Notes
676.

Le Cid présente trois variétés de duel. Le conflit soudain entre le Comte et Don Diègue est une « rencontre ». Au Comte, Rodrigue lance un « appel ». Entre Rodrigue et Don Sanche est organisé un « duel judiciaire. » Couton, 1980, p. 1496.

677.

Corneille s'explique ainsi dans l'Examen du Cid sur sa « falsification » de l'histoire : « Je l'ai placé [le lieu de la scène] dans Séville, bien que Don Fernand n'en ait jamais été le maître, et j'ai été obligé à cette falsification, pour former quelque vraisemblance à la descente des Maures, dont l'armée ne pouvait venir si vite par terre que par eau. » Cité par Georges Couton (Couton, 1980, p. 1498).

678.

Scudéry a très bien dit ce « resserrement » du temps : « Mais faire arriver en vingt-quatre heures la mort d'un père et les promesses de mariage de sa fille avec celui qui l'a tué, et non pas encore sans le connaître, non pas dans une rencontre inopinée, mais dans un duel dont il était l'appelant : c'est (comme a dit bien agréablement un de mes amis) ce qui, loin d'être bon dans les vingt-quatre heures, ne serait pas supportable dans les vingt-quatre ans. [...] Et véritablement toutes ces belles actions que fit le Cid en plusieurs années sont tellement assemblées par force que les Personnages y semblent des Dieux de machine qui tombent du Ciel en terre [...] ; je vous laisse à juger si ne voilà pas un jour bien employé, et si l'on aurait pas grand tort d'accuser tous ces personnages de paresse. »

Scudéry, 1980, p. 786.

Par ailleurs Corneille s'est inspiré de La Jeunesse du Cid, de l’écrivain espagnol Guilhem de Castro, publié en 1621 à Valence. Ce drame est divisé en trois journées, l'ensemble étant réparti sur trois ans. Georges Couton précise : « On ne passe pas sans dommages d’une pièce luxuriante à une tragi-comédie soucieuse des règles. » Couton, 1980, p. 1472.

679.

Il faudrait vérifier que les histoires dans les tragédies — comme Le Cid — n'ont pas la même valeur que dans les comédies — comme Clitandre.

680.

Sa gouvernante à partir de 1660.

D'où l'importance de ces rôles de confident dans les tragédies. Dans les comédies il s'agissait souvent plus d'un rapport de complicité, dans le sens d'une participation commune à une faute ou un crime.

681.

« C'est pourquoi j’ajoute, [...] qu'il est vrai que Chimène épousa le Cid, mais qu'il n'est point vraisemblable qu'une fille d'honneur épouse le meurtrier de son père. Cet événement était bon pour l'Historien, mais il ne valait rien pour le Poète ; et je ne crois pas qu'il suffise de donner des répugnances à Chimène ; de faire combattre le devoir contre l'amour ; de lui mettre en la bouche mille antithèses sur ce sujet ; ni de faire intervenir l'autorité d'un Roi ; car enfin tout cela n'empêche pas qu'elle se rend parricide en se résolvant d'épouser le meurtrier de son Père. » Scudéry, 1980, p. 785.

682.

« On notera que d'avance Chimène a pris une position anti-juridique qui revient à n'accepter le résultat du duel judiciaire que s'il lui est favorable. » Couton, 1980, p. 1505-06.

683.

Il faut bien remarquer ici que la situation conflictuelle se résout dans l'honneur et non par une tromperie, comme c'était le cas dans certaines comédies comme Mélite — fausse mort de Tircis et de Mélite — ou Clitandre — déguisement de Pymante qui pour ne pas être découvert veut tuer le Prince. On met entre parenthèse le quiproquo où Chimène croit que Rodrigue est mort et où elle laisse éclater son amour, qui ne fait en fait que renforcer ouvertement les propos que Chimène avait déjà commencé à tenir à Rodrigue. On verra plus loin que c'est la même chose pour la naissance de la situation conflictuelle qui est créée par l’honneur bafoué et non comme dans les comédies par une fourbe.