4.1.2.2— Le dilemme cornélien : un choix impossible

Les comédies de Corneille parlaient de l'amour et des conflits que celui-ci pouvait engendrer, notamment lorsqu’il était aussi question d'argent. Dans les tragédies, l'amour est remplacé par une valeur qui lui est supérieure — c'est du moins ce que dit Corneille dans ses pièces — : l'ambition qui entre en conflit dans Le Cid avec ce même amour 698 .Ce conflit entre l'ambition, ou l'honneur, le devoir, et l'amour créé chez les personnages des tragédies une véritable crise intérieure qui correspond au dilemme cornélien où, comme le dit André Stegmann, « quel que soit le choix, le résultat est douloureux ».

Le Cid fournit beaucoup d'exemples de ces choix qui deviennent impossibles à force d'être douloureux, et qui appartiennent en plein au phénomène de la déraison, le personnage n'étant plus capable d'agir avec sa raison pour sortir du dilemme dans lequel il se trouve plongé :

Rodrigue : « Il faut venger un père, et perdre une maîtresse, / [...] Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, / Ou de vivre en infâme, / Des deux côtés mon mal est infini. / Ô Dieu ! l'étrange peine ! » (v. 305, 307-10) ; « Qui venge cet affront irrite sa colère, / Et qui peut le souffrir ne la mérite pas. » (v. 325-26) :’ ‘ Chimène : « S'il ne m'obéit point, quel comble à mon ennui ! / Et s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui ? / [...] Soit qu'il cède ou résiste au feu qui le consomme, / Mon esprit ne peut qu'être, ou honteux, ou confus, / De son trop de respect, ou d'un juste refus. » (v. 489-90, 492-94) ; « Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits, » (v. 1673) ;’ ‘ L'Infante : « Ma gloire et mon amour ont tous deux tant d'appas / Que je meurs s'il s'achève, et ne s'achève pas. » (v. 117-18).’

À ce choix impossible ne peut être opposé que la folie ou la mort, l'action n'étant pas une solution pour les personnages comme nous l'avons montré plus haut. Et c'est la mort qui est choisie :

Rodrigue : « Allons, mon âme, et puisqu'il faut mourir, / Mourons du moins sans offenser Chimène. » (v. 331-32) ; « Le trépas que je cherche est ma plus douce peine. (v. 1080) ; (à Chimène parlant de lui après sa mort) « Préférant (quelque espoir qu'eût son âme asservie) / Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. » (v. 1551-52) ;’ ‘ Chimène : « Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui. » (v. 858) ;’ ‘ L'Infante : « Que je meurs s'il [amour] s'achève, ou ne s'achève pas. » (v. 118).’

Cependant la mort qui s'ensuivrait d'un choix impossible à faire est évitée par l'établissement d'une hiérarchie entre l'ambition et l'amour : l'honneur doit passer avant les passions. Fidélité à son rang et à la parole donnée pour l'Infante, fidélité à son père, à son pays, et à sa maîtresse pour Rodrigue, et fidélité à son père pour Chimène :

Rodrigue : « Dois-je pas à mon père avant qu'à ma maîtresse ? » (v. 344) 699 ; « Et déjà cette nuit m'aurait été mortelle / Si j'eusse combattu pour ma seule querelle : / Mais défendant mon Roi, son peuple, et le pays, / À me défendre mal je les aurais trahis ; / Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie / Qu'il en veuille sortir par une perfidie. » (v. 1495-1500) 700 ; « Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte ? » (v. 1568) 701  ;’ ‘ Chimène : « Et, quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir, / Je ne consulte point pour suivre mon devoir, / Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige ; » (v. 830-32) ; « Votre majesté, Sire, elle-même a pu voir / Comme j'ai fait céder mon amour au devoir. » (v. 1753-54) ;’ ‘ L'Infante : « Si j'ai beaucoup d'amour, j'ai bien plus de courage, » (v. 92) ; « Je ne veux point reprendre un bien [Rodrigue] que j'ai donné [à Chimène]. » (v. 1650) 702 .’

Ainsi s'établit-il une hiérarchie des devoirs et des honneurs dans la pièce : honneur dû aux intérêts de l'État, honneur dû aux intérêts du sang, et honneur dû à l'amour engagé 703 . Ensuite seulement vient l'intérêt qui doit être porté à sa propre vie.

Notes
698.

« En fait Mélite est le reflet d'un expérience à la fois double et unique : l'expérience sentimentale de la méfiance, des inquiétudes devant l'amour, puis de l'illumination amoureuse ; l'expérience sociale du conflit entre les aspirations des cœurs et la réalité de l'argent. Les comédies ultérieures vont toutes s'organiser autour de ces deux pôles : l'amour et l'argent. Plus tard, les « comédies héroïques », ainsi Pulchérie, voire les tragédies fondées sur les conflits ou les accommodements de l'amour et de l'ambition, ne feront en un sens que transposer le conflit qui était au centre de Mélite. » Couton, 1980, p. 1154.

699.

Au début de la pièce, c'est ce qui permet à Rodrigue qui voulait mourir de trouver une fuite provisoire dans une action qui ne résoudra pas ses problèmes : le duel contre le Comte.

700.

Au milieu de la pièce, Rodrigue est à nouveau sauvé de ses désirs de mort par l'action : sauver son pays des Maures. Cela ne résoudra rien non plus.

701.

À la fin de la pièce, Rodrigue, qui voulait mourir dans le duel judiciaire imposé par Chimène, veut bien combattre pour la sauver d'un mariage avec Don Sanche qu'elle n'aime pas, comme elle le lui demande : « Défends-toi maintenant pour m'ôter à Don Sanche, / Combats pour m'affranchir d'une condition / Qui me livre à l'objet de mon aversion, » (v. 1560-62). Faut-il y voir là une résurgence de l’idéal chevaleresque ? L'action de Rodrigue cependant ne résoudra encore rien.

702.

À la fin de la pièce, c'est cette réflexion sur la parole donnée qui permet à l'Infante de sortir de son dilemme, aimer ou ne pas aimer Rodrigue.

703.

(Rodrigue) « Préférant (quelque espoir qu'eût son âme asservie) / Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. » (v. 1551-52) ; (l’Infante) « Mais c’en est une encor d'un plus illustre rang, / Quand on donne au public les intérêts du sang. » (v. 1209-10). On ne retiendra pas le point de vue de Don Diègue : « L'amour n'est qu'un plaisir, et l'honneur un devoir. » (v. 1069), point de vue qui l'oppose à Rodrigue.