4.1.3— Aspects de la folie et de la déraison

4.1.3.1— Aspects de la déraison

Une des règles de la tragédie est de ne pas choquer les bonnes mœurs et d'instruire tout en divertissant 704 . Scudéry, puis l'Académie condamnent ainsi les mœurs de Chimène qui aime et épouse, à la fin de la pièce, l'assassin de son père 705 . Cependant, derrière ce procès de moralité intenté à Chimène se cache un autre débat sur le vrai et le vraisemblable : faut-il préférer, quand cela est nécessaire, la vérité historique à la vraisemblance ? Et Corneille, à l'inverse notamment de Scudéry 706 , préférera toujours, nous dit Georges Couton, le vrai au vraisemblable 707 . En adoptant un telle attitude il choisit le réalisme contre la morale. Cependant, ce faisant il donne à ses personnage une force de caractère décuplée qui est à la hauteur de la force de l'invraisemblance finale — Chimène épousant le meurtrier de son père. C'est pourquoi les personnages de Chimène et de Rodrigue sont hors du commun de droiture et de fidélité à l'honneur : ils sont irréprochables de moralité pour gommer l'immoralité finale. Ainsi les mœurs ne sont pas remises en cause. Et le public de l'époque ne s'y est pas trompé, lui qui a fait un succès de la pièce 708 .

Ainsi ce qui nous semble déraisonnable dans Le Cid, ce n'est pas l'absence de moralité de Chimène, mais bien au contraire sa trop forte moralité qui n’a d’égale que celle de Rodrigue, qui est sur ce plan son double.

Encore ne faudrait-il pas oublier la culpabilité du père de Chimène car c’est lui qui s’oppose au Roi en refusant son choix concernant l’éducation de son fils. Et à côté de la question de la moralité de Chimène ce qui paraît aussi déraisonnable c’est la remise en cause du pouvoir royal : les normes sociales, sans être transgressées et sans aboutir à un vacillement de l'État à la fin de la pièce, sont malmenées.

Notes
704.

« [...] il faut savoir que le Poème de Théâtre fut inventé pour instruire en divertissant; et que c'est sous cet agréable habit que se déguise la philosophie, de peur de paraître trop austère aux yeux du monde : et par lui (s'il faut ainsi dire) qu'elle semble dorer les pilules, afin qu'on les prenne sans répugnance, et qu'on se trouve guéri presque sans avoir connu le remède. Aussi ne manque-t-elle jamais de nous montrer sur la Scène la vertu récompensée, et le vice toujours puni. » Scudéry, 1980, p. 787.

705.

« [...] il [le Poème] en rompt une autre [loi] bien plus importante, puisqu'elle choque les bonnes mœurs comme les règles de la Poésie dramatique. [...] la vertu semble bannie de la conclusion de ce Poème ; il est une instruction au mal, un aiguillon pour nous y pousser ; et par ces fautes remarquables et dangereuses directement opposé aux principales règles dramatiques. » Scudéry, 1980, p. 787.

« [...] Amante trop sensible, et Fille trop dénaturée. [...] En ceci il faut avouer que ses mœurs sont du moins scandaleuses, si en effet elles ne sont dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l'Ouvrage notablement défectueux, et s'écartent du but de la Poésie qui veut être utile. » Académie, 1980, p. 810-11.

706.

« [...] le Poète et l'Historien ne doivent pas suivre la même route ; et qu’il vaut mieux que le premier traite un Sujet vraisemblable qui ne soit pas vrai, qu'un vrai qui ne soit pas vraisemblable. » Scudéry, 1980, p. 785.

707.

Couton, 1980, p. 1463. Il cite Corneille : « [...] le sujet d'une belle tragédie doit n'être pas vraisemblable. » dans l'avis au lecteur d'Héraclius ; « [...] les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable » dans son Discours du poème dramatique en 1660.

708.

Pellisson donne son témoignage dans sa Relation contenant l'histoire de l'Académie française : « Il est malaisé de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la Cour et du public. On ne se pouvait lasser de la voir, on n'entendait autre chose dans les compagnies, chacun en savait quelque partie par cœur, on la faisait apprendre aux enfants et en plusieurs endroits de la France il était passé en proverbe de dire : Cela est beau comme Le Cid. » Cité par Georges Couton (Couton, 1980, p. 1450).