L’intériorisation des sentiments s’exprime dans le temps de l’action, les jeux de conflits, et l’association des contraires et le questionnement.
L'action d'Horace, comme celle du Cid, tient en un seul jour, ce qui conduit à un « resserrement » du temps pour faire tenir les évènements nombreux : le défi que se lancent les deux armées de Rome et d'Albe et qui débouche sur la « paix », la désignation des héros de chaque ville pour combattre à la place des deux armées, le combat des Horace et des Curiace, l’assassinat de Camille, et le jugement final du Roi.
La première conséquence du « resserrement » du temps est à chercher dans l’abondance des rapports concernant certains évènements et notamment les combats. Qu'il s'agisse du défi des deux armées rapporté par Curiace à Camille à l'acte I, scène 3, (v. 279 à 339) qui débouche sur une « paix » trompeuse car le combat doit être remplacé par un affrontement de trois guerriers de chaque ville. Ou qu'il s'agisse du combat entre les Horace et les Curiace qui est rapporté en deux épisodes, à l'acte III, scène 6 et à l'acte IV, scène 2, par deux personnes différentes : Julie tout d'abord (v. 992-1008) dont le rapport à Camille, à Sabine et au Vieil Horace, est trompeur car incomplet en raison de son départ avant la fin — « Près d'être enfermé d'eux, sa fuite l'a sauvé. [Horace] [...] / Je n'ai rien voulu voir après cette défaite. » (v. 1005, 1008) ; Valère ensuite (v. 1078-1140) dont le rapport beaucoup plus long se clôt sur la victoire d'Horace dont la fuite était en fait une ruse. Ainsi ces deux derniers rapports s'opposent en montrant une première fois la lâcheté d'Horace et une seconde fois son courage et son intelligence dans un combat presque perdu. Entre les deux peu de temps s'écoule : de la fin de la dernière scène — scène 6 — de l'acte III où la gloire d'Horace est bafouée, et où s'exprime successivement la colère du Vieil Horace contre son fils — « J'atteste des grands Dieux les suprêmes Puissances / Qu'avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains / Laveront dans son sang la honte des Romains. » (v. 1048-50) — et la révolte de Sabine contre son beau-père — « Dieux ! verrons-nous toujours des malheurs de la sorte ? / Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands, / Et toujours redouter la main de nos parents ? » (v. 1052-54) 761 —, jusqu'au début de la scène 2 de l’acte IV où l'honneur d'Horace est rétabli, il y a seulement 68 vers répartis sur la fin d'une scène, un entracte, une scène entière mais très courte et le début d'une autre.
La deuxième conséquence du « resserrement » du temps est à chercher, puisque beaucoup d'évènements sont rapportés, dans l'importance prise par les réflexions de certains personnages relativement à l’action elle-même qu’ils refusent ou relativement à leur situation de détresse lorsqu'ils doutent et parlent de leurs sentiments, de leur souffrance. Ainsi de par l’intériorisation de leurs sentiments certains personnages se retrouvent enfermés dans l’incapacité pour eux de fuir ou d'agir. Comme Sabine qui se retrouve enfermée physiquement avec Camille 762 à l'acte II, scène 8 : « Mon père, retenez des femmes qui s'emportent, / Et de grâce, empêchez surtout qu'elles ne sortent ; » (v. 695-96). Ou comme Curiace qui se retrouve enfermé moralement quand participant au duel contre Horace il ne peut agir en fuyant comme le lui demande Camille : « Il n'y faut plus penser : en l'État où je suis, Vous aimer sans espoir, c'est tout ce que je puis. » (v. 569-70). Mais tous les personnages n’intériorisent pas leurs sentiments au point de douter. Ainsi l'attitude d'Horace est entièrement tournée vers l'action, que ce soit le combat ou la fuite. À la fin de la pièce lorsque Sabine pose à Horace un cas de conscience qui pourrait remettre en cause une vertu qui lui a déjà fait commettre un parricide 763 , il refuse le doute et le dilemme de la déraison au profit, non pas d'une acceptation de la mort, mais de la fuite : « À quel point ma vertu devient-elle réduite ! / Rien ne la saurait plus garantir que la fuite. » (v. 1395-96) 764 . Ainsi l’attitude de Camille apparaît elle-même tournée vers l'action, avec ses moyens de femme. À ce titre Camille consulte les Oracles pour se donner un semblant de prise sur la réalité et ensuite elle provoque son frère — « Rome, l'unique objet de mon ressentiment ! » (v. 1301) — jusqu'à mourir.
Ainsi la construction d’Horace montre le caractère essentiel de l’intériorisation des sentiments autour du combat entre les Horace et les Curiace. C’est en effet cette intériorisation qui permet l’expression de deux types de personnages : l'un inhumain — Horace et le Vieil Horace — qui est celui des héros pour qui honneur et gloire passent avant les sentiments (amoureux ou filiaux) sans conflit intérieur ; et l'autre humain — Curiace — qui est celui des héros — anti-héros ? — pour qui honneur et gloire dépassent les sentiments (amoureux ou filiaux) mais pas sans un grave conflit intérieur qui les plonge dans le dilemme cornélien 765 .Ainsi dans Horace apparaissent les deux mêmes catégories de héros que dans Le Cid. Il y a d’abord la catégorie des héros qui ne doutent pas pour faire passer leur devoir avant leurs sentiments — catégorie représentée par Horace dans Horace, et par le Comte et Don Diègue dans Le Cid. Il y a ensuite la catégorie des héros qui doutent mais ne succombent pas à la tentation de faire passer leurs sentiments après leur devoir — catégorie représentée par Curiace dans Horace, et par Chimène et l'Infante dans Le Cid. Cependant Rodrigue dans Le Cid est à part puisqu’il appartient aux deux catégories en commençant par douter avant de se reprendre. De même que Sabine et Camille dans Horace le sont également puisqu’elles ne font partie d’aucune des deux catégories en doutant toutes les deux au point de faire passer leurs sentiments avant leur devoir envers l'État ; mais si Sabine sait se racheter à la fin, Camille va au bout de sa logique jusqu’à l’insulte suprême qui lui vaut la mort : « Rome, l'unique objet de mon ressentiment ! » (v. 1301).
Ce sont les héros qui doutent qui sont atteints de déraison sentimentale et l'intérêt de la tragédie est dans le conflit qui existe entre leur honneur et leur amour, un conflit plus complexe que dans Le Cid.
En passant par la courte première scène de l'acte IV où le Vieil Horace exprime sa colère contre son fils — « Ne me parlez jamais en faveur d'un infâme, » (v. 1055) — et Camille sa révolte encore retenue contre son père — « Ah ! mon père, prenez un plus doux sentiment, » (v. 1061).
Ici la technique dramaturgique devient créatrice de tragique comme le souligne Jacques Sherer : « Sabine et Camille sont séquestrées dans leur demeure, de crainte que leur émotion n'entrave le déroulement du combat. Ainsi le décor devient une prison. Ce qui est intéressant n'est plus ce que le spectateur voit, mais ce que le prisonnier attend. On a souvent reproché au théâtre classique de placer ses personnages hors des lieux où se place l'action véritable, sans savoir que cette distance est émouvante par elle-même, puisqu'elle concentre l’intérêt, non sur des faits matériels, mais sur leur ressentiment dans l'âme des héros, ce qui est le vrai sujet de la pièce. Horace est la première étape importante de cette intériorisation du sentiment. » Sherer, 1984, p. 59.
L’assassinat de Camille était déjà un refus de remise en cause, par l’application stricte de règles imposées par sa vertu.
Cependant, Sabine avait déjà essayé de confronter au doute Horace, sans succès : « Que t'a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu / Avec toute sa force attaquer ma vertu ? / Du moins contente-toi de l'avoir étonnée, / Et me laisse achever cette grande journée. / Tu me viens de réduire en un étrange point, / Aime assez ton mari pour n'en triompher point ; » (v. 669-74).
Rodrigue dans Le Cid fait partie de cette catégorie. Mais pas Camille dans Horace qui fait passer ses sentiments avant sa fidélité à l'État lorsqu'elle est prête à accepter la fuite de Curiace : « Curiace, il suffit, je devine le reste. / Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste, / Et ton cœur, tout à moi pour ne me perdre pas, / Dérobe à ton pays le secours de ton bras. » (v. 243-46) ; sans doute le fallait-il pour que sa mort soit acceptable.
Le combat entre les Horace et les Curiace n'est cependant pas l'apogée — la catharsis — de la pièce qui est l'assassinat de Camille, assassinat qui établit la faute du héros au nom de la raison.