Il ne faut pas confondre le mot folie dont la structure sémantique se met en place au XVIIe siècle selon trois points de vue — [point de vue médical et connotation neutre], [point de vue social et connotation péjorative], et [point de vue social et connotation méliorative] — avec la notion de folie qui permet la mise en place d'une structure lexicale composée selon les mêmes points de vue. La première démarche est sémasiologique alors que la seconde est onomasiologique.
Le mot folie, comme nous l'avons déjà expliqué, voit ses sens se multiplier pour devenir un concurrent du mot déraison avec une couverture de l'espace sémantique à peu près similaire. Cependant l'espace sémantique de ce mot se rapportant à la folie et l'espace sémantique se rapportant à la déraison sont contigus. D'un autre côté les notions de folie et de déraison se partagent un espace lexical de façon également contiguë. Ces dispositions apparaissent très clairement lorsque l'on se reporte aux représentations en arbre du mot folie — démarche sémasiologique — et de la notion de “changement humain hors norme”— démarche onomasiologique — dans lesquelles on retrouve d'un côté les sens relatifs à la folie et à la déraison organisés de manière à ne pas se chevaucher, et d'un autre les lexèmes relatifs aux notions de folie et de déraison organisés de manière équivalente.
Dans ces représentations en arbre la folie se situe du côté du [point de vue social à connotation neutre], alors que la déraison se situe du côté du [point de vue social à connotation négative]. Il s'agit d'un postulat qui trouve néanmoins des fondements dans l'histoire de la folie et de la déraison, notamment dans le travail réalisé par Michel Foucault.
Si Michel Foucault fait remonter l'expérience de la folie à la seconde moitié du XVe siècle en remplacement de celle de la mort 837 , il fait de l'expérience de la déraison celle du XVIIe siècle et de l'âge classique avec l'émergence d'une sensibilité sociale relative à la misère en remplacement d'une sensibilité religieuse à l'égard de celle-ci 838 .
En effet au XVIIe siècle c'est l'oisiveté qui sert de ligne de partage à l'exclusion et, fait important, le fou est alors condamné et enfermé à côté d'autres misérables : instables, asociaux, vagabonds, prostituées, etc. L'enfermement traduit un moment où la folie est perçue sur un horizon social 839 , correspondant à une nouvelle organisation du monde de l'exclusion avec des expériences diverses touchant la sexualité, la profanation, le libertinage et la folie 840 .
Ainsi le monde de la déraison s'approprie celui de la folie 841 , mais il le contamine également en le réorganisant à son image pour construire l'aliénation mentale 842 . Le monde médical naît du monde social : le point de vue médical est une copie du point de vue social.
On a ainsi un mouvement inverse : d'un point de vue historique, la déraison envahit la folie en transformant son organisation, alors que d'un point de vue lexical le contenu sémantique du mot folie envahit celui de la déraison pour le supplanter. D'où certaines ambiguïtés relatives aux tentatives de différenciation entre la folie et la déraison. De nôtre point de vue essentiellement lexical nous prendrons le parti de parler de folie pour le point de vue médical seul, et de déraison pour le point de vue social seul.
Il n'a cependant été question jusqu'à présent que du [point de vue social à connotation négative]. Qu'en est-il de ce [point de vue social à connotation positive], créé lui aussi semble-t-il par transfert du [point de vue social à connotation négative] puisque l'on retrouve la même organisation ? S'agit-il, comme pour le [point de vue médical], d'une réorganisation du monde de la folie à l'image du monde de la déraison ? Nous sommes tenté de nous reporter encore une fois à ce que dit Michel Foucault de la folie : il distingue pour la Renaissance une expérience tragique et une expérience critique. L'expérience tragique se situe dans la peinture et dans la puissance de fascination de ses images dont le savoir prédit la fin du monde 843 ; l'expérience critique se situe dans les thèmes littéraires, philosophiques et moraux de la folie, une folie liée à l'homme dans l'attachement qu'il se porte à lui-même 844 . Alors le [point de vue médical à connotation neutre] correspondrait à l'expérience critique de la folie, tandis que le [point de vue social à connotation positive] correspondrait à ce qui reste de l'expérience tragique.
La folie se situe donc dans les deux parties latérales des représentations en arbre aussi bien du mot folie que du champ lexical correspondant à des “changement humain hors norme”, tandis que la déraison se situe dans la partie centrale.
Pourtant les choses ne sont pas aussi tranchées en cette première moitié du XVIIe siècle, et la folie comme maladie n'est pas encore passée totalement d'une connotation méliorative qu'elle pouvait avoir au Moyen âge — c'est seulement au XVIIIe siècle que la folie sera objet de science — à une connotation neutre sous l'influence da la raison. Même si la passion amoureuse, comme dans Mélite qui semble marquer un tournant dans la manière d'aborder les questions amoureuses condamnées, devient une maladie qui peut se guérir : marque de l'invasion de la folie par la déraison quand le XVIIe siècle circonscrit l'amour fou en l'enfermant dans la maladie pour mieux le maîtriser, au même titre que les autres déviances. Et plus qu'une métaphore de la maladie, l'amour est bien une véritable maladie lorsqu'il est mis en scène
Nous dirons qu'avant la rupture imposée par le XVIIe siècle, la folie occupait les deux marges — de l'arbre sémasiologique notamment — à connotation méliorative représentées l'une par la maladie et l'autre par le point de vue social, tandis que la déraison s'était réservée le centre : le point de vue social à connotation péjorative. L'intrusion de la raison classique a bouleversé cet équilibre et la déraison a envahi le champ de la maladie qui a pris une connotation neutre, l'autre marge conservant sa connotation positive. Comme le dit Michel Foucault, l'élément tragique disparaît alors au profit de l'élément critique. En ce début de XVIIe siècle, la déraison n'a pas encore complètement chassé la folie dont des traces de l'élément tragique restent encore visibles, notamment dans Mélite et les premières comédies de Corneille où la folie, comme maladie, garde encore des marques de sa connotation méliorative 845 .
« Jusqu'à la seconde moitié du XVe siècle, ou encore un peu au-delà, le thème de la mort règne seul. [...] Et voilà que dans les dernières années du siècle, cette grande inquiétude pivote sur elle-même ; la dérision de la folie prend la relève de la mort et de son sérieux. [...] La substitution du thème de la folie à celui de la mort ne marque pas une rupture, mais plutôt une torsion à l'intérieur de la même inquiétude. C'est toujours du néant de l'existence qu'il est question, mais ce néant n'est plus reconnu comme terme extérieur et final, à la fois menace et conclusion ; il est éprouvé de l'intérieur, comme la forme continue et constante de l'existence. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, (Collection Tel), Gallimard, 1987, p. 26-27.
« [...] la misère a subi cette sorte de déchéance qui la fait percevoir maintenant sur le seul horizon de la morale. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 74.
« L'internement est une création institutionnelle propre au XVIIe siècle [1656 : décret de fondation à Paris de l'Hôpital général]. [...] Mais dans l'histoire de la déraison, il désigne un événement décisif : le moment où la folie est perçue sur l'horizon social de la pauvreté, de l'incapacité au travail, de l'impossibilité de s'intégrer au groupe. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 90.
« Car l'internement n'a pas joué seulement un rôle négatif d'exclusion ; mais aussi un rôle positif d'organisation. Ses pratiques et ses règles ont constitué un domaine d'expérience qui a eu son unité, sa cohérence et sa fonction. [...] Ces expériences, on peut les résumer, en disant qu'elles touchent toutes, soit à la sexualité dans ses rapports avec l'organisation de la famille bourgeoise, soit à la profanation dans ses rapports avec la nouvelle conception du sacré et des rites religieux, soit au "libertinage", c'est-à-dire aux rapports nouveaux qui sont en train de s'instaurer entre la pensée libre et le système des passions. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 96-97.
« Le XVIIe siècle va reprendre, grouper, et bannir d'un seul geste, pour les [expériences] envoyer dans l'exil où elles voisineront avec la folie — formant ainsi un monde uniforme de la Déraison. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 96.
« [L'internement] a rapproché, dans un champ unitaire, des personnages et des valeurs entre les quels les cultures précédentes n'avaient perçues aucune ressemblance ; il les a imperceptiblement décalés vers la folie, préparant une expérience — la nôtre — où il se signaleront comme intégrés déjà au domaine d'appartenance de l'aliénation mentale. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 96.
« Ces trois domaines d'expérience forment avec la folie, dans l'espace de l'internement, un monde homogène qui est celui où l'aliénation mentale prendra le sens que nous lui connaissons. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 97.
« La liberté, même effrayante, de ses rêves, les fantasmes de sa folie, ont, pour l'homme du XVe siècle, plus de pouvoirs d'attraction que la réalité désirable de la chair. [...] Au pôle opposé à cette nature de ténèbres, la folie fascine parce qu'elle est savoir. Elle est savoir, d'abord parce que toutes ces figures absurdes sont en réalité les éléments d'un savoir difficile, fermé, ésotérique. [...] Ce savoir, si inaccessible, et si redoutable, le Fou, dans sa niaiserie innocente, le détient. [...] Sans doute, puisqu'il est le savoir interdit, il prédit à la fois le règne de Satan, et la fin du monde. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 30-32.
« C'est que, d'une façon générale, la folie n'est pas liée au monde et à ses formes souterraines, mais bien plutôt à l'homme, à ses faiblesses, à ses rêves et à ses illusions. [...] Il n'y a de folie qu'en chacun des hommes, parce que c'est l'homme qui la constitue dans l'attachement qu'il se porte à lui-même, et par les illusions dont il s'entretien. » Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 35.
Au début du XVIIe siècle, la folie comme maladie à connotation positive, à valeur de vérité, n’a pas encore disparue et existe à côté de la folie comme maladie, prise en tant que telle et donc neutre, que nous qualifions d'amoureuse. Le premier type de folie est encore là dans les premières pièces de Corneille, mais ensuite il disparaîtra, la folie à connotation méliorative s'effaçant devant le point de vue médical à connotation neutre qui restera seul : la maladie alors excusera tout mais n'expliquera plus rien. Ainsi dans l'œuvre de Corneille, des comédies au tragédies, de Mélite à Pertharite, et à Suréna, on voit se mettre en place, dans l'opposition entre la vraie folie — maladie méliorative — et la folie amoureuse — maladie neutre —, le point de vue médical à connotation neutre qui existera seul par la suite.
Concernant la folie pure à connotation méliorative, les véritables fous — donnés comme tels ou vus par les autres comme tels — sont peu nombreux dans les premières pièces de Corneille. On peut cependant en distinguer trois : Éraste dans Mélite, Matamore dans L'Illusion comique et Cliton dans La Suite du menteur. Et concernant la folie amoureuse ou la folie comme point de vue médical à connotation neutre, plus qu'une simple métaphore souvent employée, la folie comme maladie est une véritable pathologie dont nous avons déjà beaucoup dit à propos d'Éraste. La folie amoureuse vient de l'amour excessif qui conduit à une indisposition plus ou moins importante. Dans les comédies on peut citer beaucoup de ces personnages. Dans La Veuve Philiste et Doris (d'après Alcidon) ; dans La Galerie du Palais Lysandre, Célidée, et Hippolyte ; dans La Place Royale Angélique ; dans L'Illusion comique la Reine d'Islande, Clindor, et Lyse ; dans La Suite du menteur Lyse (d'après Cliton et d'après Mélisse), Philiste (d'après Lyse), Cliton par ironie (d'après Dorante), et Dorante par ironie (d’après Cliton). Dans les tragédies on ne peut citer que l'Infante pour Le Cid.