En étudiant Corneille on peut observer un phénomène de rupture dans la première période de sa carrière théâtrale (1629-1652) : rupture entre le baroque et le classicisme d'abord, rupture entre les comédies et les tragédies ensuite. Pour étudier ces transformations d’esthétique et de genre du théâtre de Corneille, nous nous sommes intéressé aux deux marqueurs « pertinents » que sont le couple lexical folie-déraison et le champ conceptuel correspondant. En effet nous avons pu voir que la folie entretient des liens forts avec la comédie et le baroque tandis que la déraison entretien des liens avec la tragédie et le classicisme. Il s'agissait là d'une double hypothèse dont nous nous sommes appliqués à montrer le bien fondé par une étude des pièces qui précédait leur analyse lexicologique. En effet l'analyse lexicologique elle-même ne pouvait prendre de sens au niveau général du théâtre de Corneille, n’était pertinente pour rendre compte de l'évolution de celui-ci, qu'avec la réalité de cette hypothèse.
Notre choix dès le départ a donc été de lier étroitement linguistique et littérature, avec comme horizon la stylistique 870 : stylistique de la langue et stylistique littéraire. Et ceci dans les deux directions commentées par Oswald Ducrot : la première oppose stylistique théorique et critique stylistique et la seconde stylistique collective et stylistique individuelle.
Pour ce qui est de la première direction opposant stylistique théorique et critique stylistique, Oswald Ducrot inscrit la « stylistique de la langue dans le cadre plus vaste de l’établissement d’une stylistique théorique conçue comme partie intégrante de la linguistique (Bally). À l’inverse, pour autant que la stylistique littéraire prétend se borner à mettre au jour la spécificité irréductible d’un style littéraire singulier, son horizon n’est pas théorique mais critique : elle s’attache à la réalisation du message individuel plutôt qu’aux potentialités stylistiques inscrites dans le code. » 871 Les deux s’entrecroisent. Ainsi si la stylistique théorique prend elle-même appui sur des textes comme illustration, la critique stylistique « présuppose implicitement un modèle théorique plus général qui renvoie au système de la langue ». Notre démarche personnelle ici renjoint celle de la critique stylistique dans la mesure où pour montrer la singularité de l’œuvre de Corneille nous avons choisi de construire au préalable des outils linguistiques généraux nous permettant de travailler aussi rigoureusement que possible. Ainsi lorsque Georges Molinié parle de la « littérarité » comme des « conditionnements matériels et formels de l’art littéraire », il définit ces conditionnements par des « faits langagiers, des déterminations langagières saisies dans le fonctionnement d’un régime particulier des fonctionnements généraux du langage, le régime de littérarité. » 872 L’analyse lexicale menée sur le couple folie-déraison et sur le champ conceptuel correspondant a abouti à la construction d’un système sémantique en langue applicable à l’analyse littéraire des textes de Corneille, mais aussi d’autres auteurs, et utilisé comme l’un des « conditionnements matériels et formels » de son art littéraire. D’où l’intérêt d’un travail théorique sur le lexique avant une application pratique sur les textes pour affiner la compréhension qu’on peut en avoir. Georges Moulinié précise que si « la stylistique est ainsi d’abord descriptive, […] elle doit être aussi interprétative ».
Pour ce qui est de la seconde direction opposant stylistique collective et stylistique individuelle, Oswald Ducrot borne la stylistique littéraire à la stylistique individuelle, à « l’analyse des œuvres dans leur singularité individuelle », soulignant que « lorsqu’on soutient que la spécificité du style littéraire réside dans l’écart individuel, cela signifie tout simplement qu’on privilégie dans l’analyse stylistique l’œuvre individuelle et à l’intérieur de cette œuvre les faits verbaux différentiels du point de vue individuel, plutôt que les groupes d’œuvre, ou à l’intérieur de l’œuvre individuelle, les traits ayant une valeur de différenciation collective, par exemple générique, relative à une période historique, etc. » 873 Notre démarche personnelle rejoint ici celle de la stylistique collective dans la mesure où au-delà de la singularité de chacune des quatre œuvres de Corneille étudiées nous avons choisi d’inscrire notre recherche dans le temps. Tout d’abord en considérant ces œuvres comme un ensemble caractéristique de la période da la vie de l’auteur allant de 1629 à 1652, puis en ouvrant notre problématique à des questions de genre et d’esthétique caractéristiques pour le XVIIe siècle. C’est aussi vers le deuxième niveau de la stylistique interprétative, défini par Georges Molinié comme « l’analyse des liens entre les mises en formes verbales, les configurations matérielles du discours, les traits marquants des régularités textuelles, et les caractères majeurs d’un univers, d’une vision du monde, d’une idéologie : ce rapport s’appelle, on le sait, une esthétique » 874 , que nous avons voulu tendre.
« L'objet majeur et éminent de la stylistique, c'est le discours littéraire, la littérature. Plus exactement, c'est le caractère spécifique de littérarité du discours, de la praxis langagière telle qu'elle est concrètement développée, réalisée, à travers un régime bien particulier de fonctionnement du langage, la littérature. » Molinié, 2004, p. 2.
Ducrot, Schaeffer, 2005, p. 185.
Molinié, 2004, p. 201-202.
Ducrot, 2005, p. 184.
Molinié, 2004, p. 202.