Instituteur tout juste titularisé, nous sommes nommé en enseignement spécialisé il y a une vingtaine d’années. Nous nous retrouvons dans un milieu professionnel, jusque-là inconnu, où les élèves présentent des difficultés tant sur les plans scolaire et psychologique, que social et affectif. Notre formation initiale, quelques années auparavant, avait soigneusement éludé les structures spécialisées et leur public, laissant ce domaine à une minorité d’enseignants « à part », entourée d’un halo de mystères. La normalité est de rigueur, l’Ecole normale, n’aborde pas ce sujet qui semble épineux.
Très vite, notre premier poste en A.I.S. 1 : une classe de perfectionnement 2 , nous enthousiasme. Cependant, nous nous trouvons souvent démuni face aux difficultés de compréhension des élèves de notre classe. Les niveaux sont divers : allant de la difficulté d’apprentissage massive aux troubles de la conduite. Le besoin en formation s’avère crucial, notre formation initiale ne répondant pas à la diversité rencontrée.
C’est par choix que nous restons dans l’A.I.S. : l’aide aux enfants en difficulté dans l’acquisition des compétences indispensables à leur future vie de jeunes adultes nous motive davantage que d’ « enseigner le programme » dans une classe généraliste. Après avoir obtenu le C.A.A.P.S.A.I.S. 3 option E : « aide aux élèves en difficulté d’apprentissage », nous nous orientons vers un poste en Regroupement d’Adaptation 4 . Nous accueillons des groupes de deux à six enfants âgés de cinq à onze ans, quarante-cinq minutes par jour, régulièrement inscrits dans les classes généralistes, pour leur apporter une aide « spécialisée » sur des apprentissages pour eux difficiles. Notre action porte sur les méthodes d’apprentissage prenant appui sur le français et les mathématiques.
Le métier d’enseignant spécialisé, de plus en plus complexe, recourant à des méthodes construites sur les théories des neurosciences et des sciences cognitives, nous ressentons le besoin de nous former. Nous nous engageons dans un second, puis un troisième cycles universitaires en Sciences de l’éducation. Les études universitaires s’inscrivant dans une continuité de formation.
A l’école maternelle et à l’école primaire, les élèves dits « en difficulté d’apprentissage » peuvent bénéficier, après analyse des besoins et mise en place d’un projet individuel, d’une aide spécialisée au sein de l’école. Notre pratique d’une dizaine d’années en tant que maître E nous fait rencontrer des difficultés d’ordre relationnel avec nos collègues enseignants généralistes. En effet, pour les uns, les élèves peinant dans les apprentissages et/ou présentant des troubles du comportement, doivent bénéficier d’une aide pédagogique spécialisée. Pour les autres, celle-ci est vouée à l’inefficacité car ses effets bénéfiques ne sont pas immédiats. Pour ceux-là, il convient d’agir sur la conséquence, alors que l’aide spécialisée traite d’abord une cause qui n’est pas toujours en relation directe avec les symptômes visibles. Cette représentation s’apparente quelque peu au soin psychothérapeutique : les résultats sont observables à longs termes, il n’y a pas de conséquences directement observables. En ce cas, l’aide pédagogique peut être qualifiée de « thérapie pédagogique ».
Il existe ainsi une contradiction, que l’on ne peut nier, entre les attentes des maîtres généralistes et l’éthique même du maître E. Cette contradiction a des résonances dommageables sur les relations professionnelles et induit un regard négatif sur les élèves qui bénéficient de l’aide scolaire spécialisée, aboutissant parfois à l’effet inverse de l’objectif initial visé.
Nous sommes rapidement alerté par un certain nombre de signes sans réellement cerner les enjeux profonds. Ces enjeux concernent plus les relations que les pratiques pédagogiques. Nous sommes, à l’époque, convaincu que seule notre action peut aider l’élève et que le maître généraliste doit nous suivre dans nos conseils. Nous nous heurtons à la réticence d’enseignants « chevronnés ». Nos connaissances fraîchement acquises, mais mal maîtrisées car insuffisamment confrontées à la réalité du terrain, se confrontent à des pratiques éprouvées. Le jeu des relations humaines et professionnelles entrent en action ; à nous d’en comprendre les rouages et de déterminer la place laissée à l’élève.
C’est donc aux populations « maîtres généralistes » et « maîtres spécialisés » que nous limitons notre étude. Les autres partenaires de l’école, victimes d’une méconnaissance du fonctionnement des R.A.S. 5 , sont attentifs aux explications données. En revanche, le personnel enseignant se montre plus réfractaire aux références aux textes officiels. Confronté à une réalité quotidienne difficile, le conflit s’installe. C’est là qu’il convient de rechercher la cause des difficultés et des dysfonctionnements. Cela étant, nous ne mettons aucunement en cause le professionnalisme des maîtres généralistes ni l’attention remarquable qu’ils portent aux élèves en difficulté.
Le sujet de notre thèse nous pose question depuis que nous enseignons en regroupement d’adaptation. Nous nous interrogeons sur les représentations réelles que les maîtres généralistes se font des maîtres E, ainsi que sur le regard porté par les uns et les autres sur l’enfant en difficulté d’apprentissage et sur l’échec scolaire. Si, initialement, nous pensons que les maîtres généralistes sont seuls responsables des dysfonctionnements, nous reconsidérons rapidement notre point de vue. Nous pressentons les choses sans vraiment cerner leur origine : remarques acides, jalousies sous-jacentes, tensions palpables. Comment agir sur ce réel ? Nous constatons, impuissant, que certains élèves s’enfoncent, d’autres ne nous sont pas signalés, d’autres enfin sont le centre des conversations car « nous » ne faisons rien pour eux. Certains enseignants généralistes avouent ne pas nous confier d’élèves car ils ne font pas la même chose qu’en classe et que la conséquence directe est de leur faire perdre du temps.
Nombre de questions émergent. Quels reproches les maîtres généralistes et les maîtres E se font-ils mutuellement ? Quelle en est l’origine ? Quelles différences sociales, professionnelles, identitaires constate-t-on ? Qui installe une différence et pourquoi ? Pourquoi les maîtres généralistes ne souhaitent-ils pas connaître les missions réelles des maîtres E ? Qu’est-ce qui empêche le fonctionnement des maîtres E préconisé dans les textes? Pourquoi les maîtres E n’accueillent-ils pas tous les élèves en difficulté ? Sont-ils trop « rigides » ? Qu’est-ce qui dérange les uns et les autres ? Les enfants bénéficiant de l’aide spécialisée sont-ils considérés comme les autres lors de leur retour en classe ? Que remet-on en cause chez les enfants bénéficiant ou ayant bénéficié de cette aide ? A quelles conditions un travail d’équipe efficace au service de l’élève en difficulté d’apprentissage peut se mettre en place ? La spécificité des pratiques des maîtres généralistes et des maîtres E permet-elle aux élèves de progresser réellement ? Que met-on en place, que doit-on changer dans le fonctionnement actuel pour qu’une harmonie relationnelle et professionnelle s’installe et permette à l’élève de dépasser sa difficulté ?
Nous nous rendons compte que seule une étude profonde est susceptible de nous apporter des éléments de réponse. Dans cette optique, nous optons pour un travail à partir des représentations sociales. Nous constatons que, dans la littérature pédagogique, les concepts de difficulté d’apprentissage et d’échec scolaire sont mal distingués. Nous décidons de nous pencher sur les représentations sociales que les maîtres généralistes et les maîtres E se font de l’élève aidé à l’école.
La présente thèse compte quatre parties qui représentent chacune une étape de l’avancée de la recherche. Une synthèse, à la fin de chaque partie, indique les éléments mis au jour.
Dans la première partie, nous présentons un bref historique des notions de difficulté d’apprentissage et d’échec scolaire. Leur émergence, au début des années soixante, correspond à la démocratisation de la scolarisation. Auparavant, les élèves « en difficulté » ont, comme tous, leur place à l’école. On visait alors la formation d’une main-d’œuvre ouvrière et agricole. Une certaine frange de la société n’ayant pas besoin d’être « lettrée », les études secondaires sont réservées aux catégories socioprofessionnelles favorisées. Dans cette même partie, à partir de notre expérience professionnelle et de notre investigation bibliographique, nous dégageons à la fois les causes de la difficulté d’apprentissage et de l’échec scolaire et leur rôle social. Par ailleurs, nous tentons de stabiliser les concepts fondateurs de notre recherche, mal définis dans la littérature. L’objectif de l’enseignement étant de mener chaque enfant vers la réussite, quelles que soient ses origines et ses particularités, nous questionnons aussi le système éducatif français dans ses programmes, ses modes d’évaluation et ses normes. Nous précisons également les différents niveaux de prévention de la difficulté à l’école, ainsi que les modes d’intervention du maître E. Enfin, nous énonçons la question nodale et l’hypothèse guidant notre recherche.
La deuxième partie expose le recueil et l’analyse des données. Après la légitimation du recours aux représentations sociales, une approche historique de ce concept situe la recherche dans le courant de la psychologie sociale. Cette partie permet de présenter la théorie de la structure interne de la représentation sociale ainsi que son fonctionnement dans un groupe social constitué. Les outils de collecte et d’analyse des données utiles à la définition des groupes sociaux d’appartenance et à l’interprétation proprement dite de la représentation sociale, sont tous présentés dans leur utilisation chronologique. Notre investigation bibliographique ayant montré la nécessité du recours à une méthodologie plurielle, nous montrons comment nous avons adapté nos méthodes à l’objet de recherche. Enfin, nous parvenons à la définition la plus ajustée possible des représentations sociales.
La troisième partie définit les deux groupes sociaux d’appartenance : celui des maîtres généralistes et celui des maîtres E. Nous apprenons comment ces deux groupes se décrivent eux-mêmes, comment ils se perçoivent l’un et l’autre et quelles relations ils entretiennent. Désireux de comprendre le fonctionnement de ces deux métiers au sein de la même profession, nous nous penchons sur la construction et le rôle de l’identité professionnelle dans la reconnaissance sociale.
Dans la dernière partie, l’analyse de tableaux croisés des données vérifie la centralité des éléments. C’est alors qu’intervient l’implication statistique entre variables 6 . De proche en proche, nous élaborons l’image des deux représentations sociales : quels mécanismes relationnels entrent en jeu dans le glissement de la position de difficulté passagère à la situation d’échec avéré ? Cette dernière étape de l’analyse, place définitivement les éléments des deux représentations sociales en distinguant leur statut : élément du noyau central ou élément périphérique. Enfin, à partir des représentations sociales, notamment de leurs éléments périphériques, nous nous interrogeons sur les voies d’action à mener pour faire évoluer la « culture » des deux populations concernées.
A.I.S. : Adaptation et Intégration Scolaire. A l’heure où nous terminons la rédaction, le secteur de l’A.I.S. devient l’A.S.H. : Adaptation Scolaire et Scolarisation des élèves Handicapés. Notre recherche ayant été menée sous la « période A.I.S. » nous conservons cette appellation pour l’ensemble de la présente thèse.
Les classes de perfectionnement accueillaient un maximum de quinze élèves âgés de 7 à 11 ans, sur décision d’une commission qui reconnaissait leur incapacité temporaire à suivre le programme de leur classe d’âge.
C.A.A.P.S.A.I.S. : Certificat d’Aptitude aux Actions Pédagogiques Spécialisées à l’Adaptation et à l’Intégration Scolaire. Dans la troisième partie de notre thèse, nous verrons que le nom du diplôme a récemment changé.
Les différentes structures dans lesquelles le maître E peut dispenser l’aide scolaire spécialisée sont décrites plus avant dans notre travail.
6R.A.S. : Réseau d’Aides Spécialisées.
GRAS R. 1996. L’implication statistique entre variables, Grenoble, la Pensée sauvage.