1.2. Du plan Langevin-Wallon aux années 60 et 70, les notions de difficultés d’apprentissage et d’échec scolaire

A la fin des années quarante, le plan Langevin-Wallon 16 met en avant l’idéologie des dons qui réserve les études supérieures aux enfants issus des familles économiquement fortes : la classe dirigeante des patrons. Cette réforme de l’enseignement a pour mission de réajuster le système éducatif pour l’adapter aux modifications profondes de la société économique d’après-guerre. Cette « idéologie des dons », longuement exposée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron 17 , met l’accent sur le fait que l’école n’est pas démocratique et reproduit les normes de la classe dominante : l’intellect est un capital qui se transmet de génération en génération, le milieu social détermine le temps de scolarisation. Tous ceux qui n’entrent pas dans les normes doivent « se résigner aux positions sociales subalternes » 18 . On peut dater du début des années soixante l’utilisation du terme « échec scolaire », ainsi que l’observation de sa manifestation. L’institution est mise en cause car jugée ségrégative et on dénonce les choix politiques et l’élitisme des programmes scolaires. Le plan Langevin-Wallon (qui n’a jamais été appliqué) souhaite la réussite de tous ainsi qu’une adaptation des programmes à l’évolution sociale. Dans cette période de pleine expansion, l’augmentation de la fréquentation scolaire, dans un souci de démocratisation, est recherchée. Pour les gouvernements successifs, la réussite scolaire passe simplement par l’augmentation du taux de fréquentation de l’école, « l’explosion de la notion [d’échec scolaire] va de pair avec l’explosion scolaire » 19 .

Revenons sur les théories de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. L’idéologie du don et la théorie de la reproduction attribuent l’échec scolaire à des groupes sociaux aux caractéristiques bien définies. Ces deux théories enferment les individus, créent des « castes » et ne permettent pas d’accepter et d’interpréter les cas atypiques. Trop réductrices, elles entraînent forcément un étiquetage. La politique nouvelle de l’école et les récentes recherches en sociologie de l’éducation rendent caduques ces notions de don et de reproduction. Peut-on encore considérer actuellement que l’école est le lieu de la reproduction sociale ? Les nouvelles orientations et les différents dispositifs proposés ces dernières années tendent à faire de « l’école pour tous », « l’école de tous ». Impulsé par la loi de 1989 20 , l’individualisation des apprentissages permet un autre regard sur l’enfant avec objectif essentiel de mener tous les enfants le plus loin possible dans leurs apprentissages. Sont laissées de côté les situations familiale et sociale, et seule l’histoire scolaire personnelle est prise en compte. De la même façon, la loi de 2005 21 crée le « socle commun de connaissances » que chaque élève doit maîtriser pour accomplir une bonne scolarité et, par là même, construire sa vie personnelle et professionnelle. Une dimension sociale apparaît dans cette loi. On considère que l’enfant n’est plus observé dans une dimension globale mais dans une dimension scolaire où sont pris en compte ses acquis et ses faiblesses en terme d’apprentissages.

C’est au début des années soixante que le milieu social commence à être désigné comme facteur d’inégalité scolaire : les élèves des classes laborieuses ne sont pas présentés au Certificat d’Etudes. Plus tard, même si ces élèves passent l’examen d’entrée en classe de 6ème, l’échec est pratiquement assuré (notons que 55 % d’enfants d’une classe d’âge entre en 6ème en 1962, contre 75 % en 1969 22 ). L’influence du milieu social apparaît comme une fatalité. A la fin des années soixante, la modernisation industrielle, la mécanisation grandissante du milieu agricole, entraînent une réduction du besoin en main-d’œuvre ouvrière. Un milieu social modeste est considéré comme inadapté aux exigences scolaires et générateur de handicap. Ce concept est nouveau, il n’est pas pensable (ni pensé) avant la fin des années soixante. Durant cette époque de pleine expansion économique, l’école est comparée à une entreprise, des économistes l’étudient en termes de rendement et mettent en cause son efficacité, ne retenant que le taux de redoublement comme indicateur. Se développe massivement le secteur de « l’enfance inadaptée », les difficultés d’apprentissage sont « pathologisées ». PierreBonjour et MichèleLapeyre avancent que les difficultés scolaires sont observées « selon un modèle  défectologique » 23 . Il n’est pas encore question de parler d’égalité des chances, les inégalités étant jusque-là jugées naturelles. L’échec scolaire n’est plus considéré comme une fatalité mais comme un mal à enrayer. Il dérange car il signe avant tout l’échec de l’école pour tous. Devenir ouvrier est l’aboutissement de la non-réussite à l’école. Deux décennies sont nécessaires pour que des changements radicaux s’annoncent et plus de temps encore pour qu’ils s’observent. La réhabilitation des métiers manuels, et surtout des parcours scolaires y conduisant, reste encore de nos jours très timide. Par défaut, on entre au lycée professionnel, après la classe de 3ème,  lorsque l’on ne peut pas intégrer le lycée d’enseignement général.

Notes
16.

La Réforme de l’Enseignement, projet soumis à Monsieur le Ministre le l’Education nationale, le 19 juin 1947.

17.

BOURDIEU P., PASSERON J.-C. 1966. Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Minuit. La reproduction : éléments d’une théorie du système d’enseignement, 1970. Paris, Minuit.

18.

LANGOUET G. 1994. La démocratisation de l’enseignement aujourd’hui, Paris, ESF, p. 16.

19.

Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (2° éd.).1998. Paris, Nathan, pp 312-315.

20.

Loi 89.486 du 10 juillet 1989 : « Loi d’orientation sur l’éducation ».

21.

Loi 2005.380 du 23 avril 2005 : « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école ».

22.

LANGOUET G. 1994. La démocratisation de l’enseignement aujourd’hui, Paris, ESF, p. 14.

23.

BONJOUR P., LAPEYRE M. 2000. L’intégration scolaire des enfants à besoins spécifiques, des intentions aux actes, Toulouse, Erès, p. 125.