On se penche sur l’échec scolaire à partir de la popularisation de la scolarisation sous la poussée des forces de gauche. L’école devient un système qui permet « d’instruire tout le monde en modifiant les attitudes et les représentations de chacun » 63 . Mais en proposant un fonctionnement où le langage utilisé n’est pas accessible à tous, les écarts se creusent. C’est la forme qui change, pas le fond. « On peut notamment dénoncer le fait que l’école, même élémentaire, diffuse et soutienne un modèle culturel qui est celui des classes favorisées » 64 . La loi d’orientation de 2005 65 propose un « socle commun de connaissances » à acquérir à la fin de chaque cycle scolaire. Celui-ci parait ambitieux à beaucoup d’enseignants qui pensent que seuls certains élèves sont en mesure d’en maîtriser les contenus. Le niveau d’exigence reste élevé.
Viviane Isambert-Jamati 66 démontre que les enseignants modulent le niveau de langue selon le milieu social de leurs élèves. Suivant le public concerné, les contenus d’enseignement sont différents dans une même matière. L’enseignant s’attache à la future vie professionnelle et sociale de ses élèves, éléments qui conditionnent le discours. En milieu populaire, les contenus d’enseignement prennent une orientation « pratique » alors qu’en milieu plus « bourgeois », on apprend à réfléchir, à raisonner, à déduire. Les médiations proposées aux élèves en difficulté dans les classes diffèrent selon le milieu social de l’enfant. Tous ne sont pas aidés de la même façon par les enseignants. Jacques Fijalkow 67 cite une enquête qui fait ressortir que les difficultés scolaires des enfants tendent à se réduire quand l’enseignant entretient avec ces derniers des relations chaleureuses ; alors que les maîtres autoritaires et rigides n’obtiennent pas ces résultats. Patrick Gosling 68 indique que les enseignants perçoivent les enfants en fonction des normes sociales. Entrent ici en jeu les codes sociaux.
Le système éducatif reste la production d’un standard. Il s’adresse plutôt à un public privilégié capable de satisfaire les critères d’évaluation. La statistique s’en empare chaque année, publiant les taux de réussite aux examens, les taux de redoublement, les classements des établissements secondaires par mérite et rendement. Se fabrique ainsi la réputation des établissements et des quartiers. L’évaluation se caractérise depuis longtemps par la recherche d’une conformité par rapport à une règle préétablie. La loi de 1989 69 met en place les cycles sur trois ans à l’école primaire avec l’individualisation des apprentissages. Complété par le « programme personnalisé de réussite éducative » de la loi de 2005 70 les difficultés d’apprentissage et l’échec scolaire sont maintenant analysés de façon à réduire de « la rigidité de la machine scolaire » 71 . Philippe Perrenoud considère que l’école « fabrique l’échec scolaire selon trois registres.
Cette citation montre que l’école est à la recherche de la production d’un standard élevé avec « une démarche industrielle incluant l’évaluation des personnes, des méthodes et des établissements » 73 . L’évaluation, par les deux dernières lois d’orientation, tend à évoluer tout comme la représentation que les enseignants et les enseignés se font de l’apprentissage, de son rôle fonctionnel, de ses aboutissants. Il est ainsi possible que chacun travaille à son rythme, au niveau dans lequel il réussit en autonomie. L’élève est responsabilisé dans ses apprentissages. L’aide nécessaire - y compris des pairs – devient réalité. La classe offre une diversité de réalisation de projets où chacun amène ses compétences spécifiques au service du groupe pour s’y valoriser et être reconnu.
Philippe Perrenoud 74 traite de la communication dans la classe. Elle correspond à une norme (encore une fois) qui influe sur la qualité de l’acte pédagogique. Si elle est nécessaire en classe, elle se fait dans un cadre restreint de limites établies. Notre récente observation du fonctionnement en compétences de plusieurs établissements d’un « réseau ambition réussite » nous permet de dire que la communication, et notamment la prise de parole, y est importante et est évaluée selon des critères précis. Ces compétences démarrent timidement par « je sais lever le doigt » pour aller jusqu’à « je sais me taire quand je n’ai rien de pertinent à dire ». Ces observations ont été effectuées dans plusieurs classes de cycle deux.
La mise à l’écart de certains élèves peut entraîner des difficultés scolaires. Philippe Jubin 75 présente trois formes de marginalisation. La première situation est celle du « chouchou » : elle renvoie l’enseignant à ses propres enfants (réels ou fantasmatiques) et il joue un rôle important dans le désir de séduction. La seconde est celle de l’élève « tête à claques » Il éveille un sentiment de violence, on désire l’exclure car il perturbe. L’enseignant culpabilise car il pense que l’élève ne l’aime pas, ce qui le blesse dans son amour propre. La troisième est celle de « la relation duelle ». C’est une relation entre deux personnes que l’on retrouve dans les deux situations précitées mais rendue ambiguë du fait qu’il n’y a plus d’objet de médiation entre l’enseignant et l’élève. La relation est purement affective. L’auteur se livre à une analyse psychanalytique du phénomène et expose les mécanismes affectifs mis en jeu, son approche est originale. Les manifestations de rejet ou d’attirance naissent dans l’inconscient de l’enseignant, dans son passé. Cette analyse montre comment l’enseignant classe les élèves dans des catégories et comment certains d’entre eux sont rejetés compte tenu des critères de sélection. Selon DanielGayet 76 , les phénomènes d’attirance ou de rejet ont une grande importance dans la relation élèves/enseignants. L’auteur constate que les bons élèves, ceux qui communiquent bien, ceux qui apprennent vite, intéressent davantage l’enseignant que ceux qui, pour lui, n’ont pas ces qualités. La relation que le maître entretient avec ses élèves a une part importante dans la motivation et dans les performances obtenues. Il en va de même pour l’ambiance générale de l’école. Pascal Bressouxla décrit comme « une organisation sociale régie par des règles propres » 77 . « L’effet-école », ainsi qualifié, est d’autant plus positif que les attentes à l’égard des élèves, l’évaluation, les normes, sont communément appliquées par tous les membres d’une même école. Ainsi, si l’ambiance de travail est bonne, les maîtres s’investissent davantage dans la transmission des savoirs. Ce dernier point est également cité par Monica Gather Thurler : « l’efficacité de l’école est mise en relation avec le climat et la culture des établissements » 78 . La récente mise en réseau des écoles d’un même quartier, dans un souci d’uniformisation des pratiques, verra peut-être évoluer les représentations négatives sur ces quartiers difficiles.
Enfin, citons Marie-AgnèsSimon 79 qui traite de la fonction de l’enseignant – donc de son rôle dans la société – et des mécanismes mis en œuvre dans la relation maître/élève. Nous apprenons la douloureuse épreuve que l’enfant subit, quand, à l’école, il doit passer de « sujet individuel » à « personne sociale » par le jeu de la castration symbolique. Cette étape est d’autant plus difficile si l’enfant est en difficulté et identifie l’enseignant à la mère archaïque : celle qui le fait souffrir mais dont il n’accepte pas la séparation. La relation affective devient pathologique et entrave une progression normale dans les apprentissages : le maître doit s’acquitter d’une dette face à l’enfant en difficulté car il lui rappelle sa propre position passée d’élève. Il doit cependant se préserver et ne pas blesser son ego : le maître doit garder (pour se protéger) sa position de puissance et de domination. Finalement, Marie-AgnèsSimon nous montre que, non seulement l’enfant est en difficulté, mais il met en difficulté l’enseignant dans la relation pédagogique qui se trouve altérée.
Les représentations sociales que les enseignants ont de leur groupe d’appartenance (que nous exposons dans la troisième partie) révèlent que ceux-ci se considèrent comme des intellectuels qui s’intéressent à la culture – mais pas à la culture de masse –, des personnes qui regardent des émissions culturelles à la télévision – pas des matchs de football ou des séries –, lisent une bonne presse. Par opposition, si l’on applique l’analyse psychanalytique de Philippe Jubin, les enfants issus des familles populaires qui s’intéressent au football, aiment les émissions de télévision, ne lisent pratiquement pas, ne bénéficient pas du même regard et du même traitement que les enfants issus des familles ressemblant à celles des enseignants. On assiste alors à un phénomène de rejet, les maîtres installent une « distance culturelle » 80 .
Pour les enfants en situation d’échec scolaire, les apprentissages passent par des contraintes qu’ils ne supportent pas. Les enseignants, par souci professionnel, respectent un rythme sans laisser aux enfants le temps de s’adapter aux exigences de l’école. Ils se pensent incapables de comprendre, intègrent rapidement une situation d’opposition face aux apprentissages dont ils ne cernent même pas les simples contours. Leur comportement ne correspond pas aux normes préétablies et il leur est ainsi difficile de trouver une place à l’école.
PERRENOUD Ph. 1995. La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, p. 22.
DEMNARD D. 1981. Dictionnaire de l’histoire de l’enseignement.
Loi 2005.380 du 23 avril 2005 : « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école ».
ISAMBERT-JAMATI V. 1990. Les savoirs scolaires, Paris, Editions universitaires.
FIJALKOW J. 1996. Mauvais lecteurs pourquoi ? (3° éd. mise à jour), Paris, PUF, p. 190.
GOSLING P. 1992. Qui est responsable de l’échec scolaire ? : représentations sociales, attribution et rôle d’enseignant, Paris, PUF, p. 29.
Loi 89.486 du 10 juillet 1989 : « Loi d’orientation sur l’éducation ».
Loi 2005.380 du 23 avril 2005 : « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école ».
Nous empruntons cette expression à LEVINE J., VERMEIL G. 1980. Les difficultés scolaires, Paris, Doin, p. 1.
PERRENOUD P. 1992. « La triple fabrication de l’échec scolaire », in PIERREHUMBERT B. (dir.), L’échec à l’école : échec de l’école, Paris, Delachaux et Niestlé, pp 85-102.
LURCAT L. 1998. La destruction de l’école élémentaire et ses penseurs, Paris, François-Xavier de Guibert, p. 151.
PERRENOUD Ph. 1996. Enseigner, agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude, Paris, ESF.
JUBIN Ph., in HOUSSAYE J. (dir.). 1993. La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui (2° éd.), Paris, ESF, p. 181.
GAYET D. 1995. Modèles éducatifs et relations pédagogiques, Paris, Armand Colin, p. 163.
BRESSOUX P. 1994. « Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres », Revue française de pédagogie, 108, p. 113.
GATHER THURLER M. 1994. « Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme », Revue française de pédagogie, 109, p. 19.
SIMON M.-A. 1999. Enseigner aux élèves à la pensée troublée, Toulouse, Erès.
PERRENOUD Ph. 1995. La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, p. 54.