Actuellement, parmi les enseignants du premier degré, il en reste très peu ayant encore le statut administratif d’instituteur. La plupart sont professeurs des écoles, soit parce qu’ils ont passé le concours 178 après 1989, soit parce qu’ils sont intégrés sur liste d’aptitude ou par voie de concours interne. Les « anciens instituteurs » n’ont pas de formation initiale universitaire. Qu’ils soient instituteurs (de par leur formation initiale) ou professeurs des écoles, la différence de nom semble peu importante pour les enseignants généralistes du premier degré. Ils se font appeler encore souvent « instituteur » plutôt que « professeur des écoles ». On note, cependant, une certaine évolution ces dernières années. Pour les enseignants ayant changé de statut en cours de carrière, l’appellation « instituteur » est également largement utilisée. La désignation « professeur des écoles », il est vrai, s’installe lentement dans les mentalités. Le professeur est enseignant en collèges et lycées ; dans le premier degré, on se réfère au terme d’instituteur.
Si le nom de la profession ne gêne personne, les différences de statut administratif et de salaire ennuient les personnes qui considèrent faire le même métier. Les professeurs des écoles ne disent pas, dans les entretiens, qu’ils ressentent, ou installent eux-mêmes, une différence. Elle est beaucoup plus nettement perçue par les anciens instituteurs. Ceux-ci se sentent dévalorisés et avouent ressentir une certaine infériorité intellectuelle : ils ne sont pas allés à l’université. Les professeurs des écoles, quant à eux, préfèrent parler d’une hiérarchie de compétence due à l’ancienneté, plutôt que d’une hiérarchie intellectuelle qu’ils acquièrent lors de leur cursus universitaire. Nous observons que la représentation que les instituteurs ont d’eux-mêmes est de l’ordre de la dévalorisation, de la différence intellectuelle. Autant les jeunes professeurs des écoles annoncent avoir besoin des plus anciens, autant les « ex-instituteurs » se prennent et ont l’impression d’être pris pour des personnes intellectuellement inférieures. Dans la mesure où la représentation sociale, par définition, guide les personnes dans leur façon d’agir, cette conduite est faussée et peut engendrer des comportements qui n’ont pas lieu d’être. L’analyse fait ressortir que les instituteurs en veulent aux professeurs des écoles, alors que ceux-ci n’installent pas de différence statutaire. La conduite des instituteurs est donc dictée par ce qu’ils croient être pensé d’eux.
Si la différence de statut administratif entraîne une modification des comportements dans le milieu professionnel, la plupart des enseignants interrogés disent ne pas ressentir de hiérarchie au sein de leur groupe d’appartenance. Quand elle est citée, c’est une hiérarchie due à l’ancienneté qui est avancée, sans conséquence sur les pratiques et sur la position de chacun dans le groupe. Cette différence est ressentie comme bénéfique et nécessaire à la formation des nouveaux arrivants dans le métier. Certains, cependant, ressentent une hiérarchie au sein de l’équipe de travail à laquelle ils appartiennent. Pour ceux-là, elle est l’affaire de personnes ayant une place plus importante dans l’équipe de travail, dynamisant le groupe, s’investissant dans les décisions à prendre, prenant part activement à la vie de l’établissement sans se limiter à leur propre classe.
En revanche, une autre forme de hiérarchie est bien présente dans les mentalités des enseignants du premier degré : il s’agit de la hiérarchie administrative qui est différemment perçue selon les personnes interrogées. L’analyse des données fait apparaître quatre points de vue distincts de l’inspecteur 179 , représentant de l’administration.
Une unité apparaît dans la définition que les enseignants généralistes donnent de leur métier et la façon dont ils perçoivent leur mission éducative. La notion de transmission des savoirs ainsi que celle, assez voisine, d’aide à l’acquisition de connaissances, apparaissent majoritairement en réponse aux questions : « En quoi consiste votre travail ? Quelle définition pourriez-vous donner de votre métier ? ». Deux nuances se détachent cependant : celle de la transmission pure et celle de l’aide à l’acquisition des connaissances par l’apport d’outils méthodologiques.
La préparation à la vie sociale arrive en seconde position, tout comme la relation qui entre en jeu dans l’acte d’enseigner. Ces deux points sont difficilement dissociables, les enseignants menant ces actions de front. Nous avons remarqué, lors du relevé des données, que les enseignants exerçant en Z.E.P. (Zone d’Education Prioritaire) s’attachent davantage à l’aspect civique et social de leur mission éducative. On passe donc d’une fonction d’enseignement à une fonction d’éducation.
L’enseignant généraliste du premier degré se considère comme une personne chargée de transmettre des connaissances en aidant à la maîtrise d’outils cognitifs. Il contribue à former des citoyens capables d’évoluer de façon positive dans la société.
Les jeunes enseignants du premier degré s’estiment bien payés. Ils se comparent aux personnes de leur classe d’âge qui sont moins bien rémunérés dans leur premier emploi. Au contraire, les plus anciens considèrent être insuffisamment payés. Ils font référence aux personnes de leur âge travaillant dans le secteur privé et atteignant, au bout du même nombre d’années, un salaire beaucoup plus élevé. Les personnes jeunes dans la profession citent les horaires avantageux et les vacances fréquentes pouvant justifier un salaire moindre. Ces points ne sont pas reconnus comme des avantages par les gens ayant plus d’ancienneté. Ces derniers, en se comparant à d’autres corps de métier, regrettent les avantages qu’ils n’ont pas : partir en vacances hors périodes scolaires, le comité d’entreprise, les primes, entre autres. En général, nous constatons, par les entretiens, que les personnes jeunes dans la profession se plaignent moins que leurs aînés.
La plupart des personnes interrogées se placent dans la classe sociale « moyenne ». En revanche, malgré la création du statut de professeur des écoles qui classe les enseignants du premier degré dans la catégorie des « cadres B », ces derniers ont du mal à se situer en tant que personnel d’exécution ou personnel d’encadrement. Les personnes de la profession oscillent en permanence entre les deux statuts : encadrement car ils ont la charge d’enfants et ont une certaine liberté d’action, exécution car ils sont soumis aux programmes et à la hiérarchie.
Le marquage social est fortement ancré dans les mentalités. Les enseignants du premier degré donnent une image de leur métier à travers leur façon d’évoluer dans la vie. Ils sont persuadés qu’on devine leur profession à leur façon d’appréhender la vie et les choses. Le fait de toujours penser à la classe, de toujours parler de leur travail et de leurs élèves les amène à se forger une représentation sociale de l’image que véhicule la profession. Ils se sentent observés, et, de par ce fait, ils n’évoluent pas comme ils le souhaitent, font attention à une certaine « image de marque », se sentent à part dans la société.
Le métier comprend des contraintes que les personnes interrogées ont exposées diversement. Nous sommes en présence d’une multitude de réponses variées, il n’est pas possible de les exposer toutes, nous commentons celles qui reviennent fréquemment. Les réponses obtenues aux questions « Pouvez-vous citer des éléments gênants pour votre travail ? Le métier comprend-il des contraintes ? », révèlent que les enseignants ne sont pas toujours satisfaits de leur situation. Si le travail entre collègues par des échanges est un point largement cité comme « facilitant le travail », cet élément est celui ayant la plus grande fréquence d’apparition à la question concernant « les éléments gênants ». Les enseignants du premier degré souhaitent travailler ensemble, apprécient quand cela se fait et le déplorent quand cela ne se fait pas. Le manque de temps est également un point plusieurs fois cité comme élément gênant dans le travail au quotidien.
Le travail en équipe est donc un des éléments facilitant le travail. La plupart des enseignants souhaitent fonctionner ainsi. Les jeunes en particulier pensent qu’il est indispensable au bon fonctionnement de l’école. La solitude de classe leur fait peur, alors qu’elle est appréciée par les personnes plus avancées dans la profession, qui voient là une liberté d’action appréciable. Ces derniers, même s’ils trouvent agréable le travail d’équipe, ne se sentent pas le courage de le mettre en place, craignant que cela prenne beaucoup de temps. Ils attendent que les plus jeunes impulsent un certain dynamisme dans les équipes.
Nous avons relevé trois dysfonctionnements qui peuvent nuire à la bonne pratique du métier ainsi qu’à la réussite de tous les élèves. Ces points négatifs concernent les relations avec les parents d’élèves, la place de l’enfant en difficulté à l’école et le rôle de la formation au civisme.
En ce qui concerne les relations avec les parents d’élèves, si la plupart des enseignants estime entretenir de bonnes relations, les avis sont partagés quant à la place qu’ils occupent ou devraient occuper dans l’école. Actuellement, pour certains, leur importante présence nuit aux pratiques de classe. Les enseignants se sentent observés, jugés, et vivent cet élément comme une entrave à la liberté de leurs pratiques éducatives. S’il est nécessaire de travailler avec les parents dans l’intérêt de l’enfant, les enseignants ne sont pas pour autant prêts à leur accorder trop de place et d’importance. Cependant, Jacques Lévine et Guy Vermeil disent qu’il est inacceptable de penser que « la pédagogie est la seule affaire des enseignants » 180 . La loi d’orientation de 2005 181 renforce la place des parents dans l’école et dans le projet éducatif de leur enfant.
L’enfant en difficulté est au cœur des préoccupations, aussi bien au niveau des instances ministérielles qu’à celui des enseignants. A la question : « Pour vous, est-ce que c’est l’école qui génère les difficultés de l’enfant, ou accueille-t-elle des enfants en difficulté ? », la majorité des personnes interrogées estime que l’école accueille des enfants en difficulté, l’accentue et contribue ainsi à mettre l’élève en situation délicate. D’après les personnes interrogées, l’école ne garantit pas le succès à tous, elle s’adresse à une élite, en négligeant ceux qui ont le plus besoin d’elle. En revanche, être conscient du fait que l’école ne donne pas les mêmes chances à tous n’entraîne pas forcément un désir de voir changer les programmes. Ces programmes ne sont pas mis en cause au niveau de la difficulté d’apprentissage, ils apparaissent comme des contraintes incontournables, il faut « boucler le programme ».
Le troisième point concernant les dysfonctionnements révèle le fait que l’école n’est plus en mesure de former de futurs jeunes adultes autonomes et responsables. La personne est assisté en permanence et les enseignants constatent que des programmes d’aide et de soutien en tous genres apparaissent, aussi bien dans, que hors, l’école. Les citoyens prennent l’habitude d’être épaulés et pris en charge par diverses instances. Le comportement d’autonomie s’observe de moins en moins dans la société. De la maternelle à la fin de la vie, chacun peut bénéficier d’un étayage qui, d’une quelconque manière, contribue à la déresponsabilisation. « L’assistanat » est même avancé par certains. En revanche, plusieurs personnes pensent que ce n’est pas le rôle de l’école primaire de former de futurs citoyens. Pour ceux-là, les enfants ne sont pas assez mûrs et ils préfèrent laisser cette tâche au collège et au lycée.
Ces trois dysfonctionnements sont ceux que les enseignants interrogés ont le plus à cœur. Ces difficultés concernent directement l’enfant qui ne trouve pas forcément une place adéquate dans la société à venir, alors qu’il en fera partie.
Si l’on se tourne du côté de la formation, qu’elle soit initiale ou continue, les enseignants du premier degré manifestent un désir de partager les pratiques par l’observation d’autrui sur le terrain, ainsi que par une prise de distance de ses propres pratiques. La formation initiale dispensée à l’IUFM donne peu de satisfaction et nombreux sont ceux qui veulent la voir se transformer en une formation où alternent pratiques de terrain, échanges, et analyses des difficultés rencontrées. Ces dernières, et la façon de les résoudre, sont citées comme « éléments formateurs ». D’autre part, les personnes interrogées estiment pouvoir être formées par des gens qui ne sont pas enseignants, des professionnels de matières entrant dans les programmes de l’école (informatique, musique, arts plastiques, sciences).
Avant d’évoquer les maîtres E et pour conclure ce paragraphe qui dresse un premier profil du groupe social « enseignant généraliste du premier degré », disons que la plupart des personnes appartenant à ce groupe se sentent bien dans le métier, l’aiment, le pratiquent du mieux qu’ils peuvent et en sont fiers. Ils sont animés d’un désir de transmission des savoirs. L’amour des enfants, cité par la majorité des personnes, est un point commun à tous les membres du groupe d’appartenance. Ils pratiquent ce métier parce qu’ils ont choisi de le faire et ont envie d’enseigner. Ils pensent avoir une bonne connaissance de l’enfant, de sa psychologie et de sa façon d’apprendre. La notion de polyvalence reste très forte chez la plupart des personnes qui considèrent que leur action s’adresse à tous les enfants et pas seulement à ceux de la classe dont ils ont la charge. Si l’adaptabilité des personnels enseignants est souhaitée par tous, elle n’est pas une réalité observable sur le terrain. Une grande part des personnes consultées estime que les enseignants du premier degré ne savent pas ou ne désirent pas s’adapter aux changements. La rigidité est avancée et elle semble être le frein majeur au travail en équipe qui est cependant souhaité et considéré comme efficace.
C.A.P.E. : Certificat d’aptitude au professorat des écoles.
L’Inspecteur de l’Education nationale visite pour une inspection notée les enseignants du premier degré environ tous les quatre ans.
LEVINE J., VERMEIL G. 1980. Les difficultés scolaires, Paris, Doin, p. 3.
Loi 2005.380 du 23 avril 2005 : « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école ».