3.2. Des pratiques spécifiques

Poursuivons notre comparaison des deux populations par la spécificité des pratiques en abordant :

La mission de chacun diffère dans les mentalités, les positionnements, sur ce point, sont différents. Les maîtres généralistes s’adressent aux élèves, la transmission des savoirs, l’acquisition d’outils et la formation des citoyens, même si l’école s’acquitte mal de cette mission, sont des éléments phares. Pour les maîtres E, la mission tourne autour de l’aide scolaire et méthodologique. Elle s’adresse en priorité aux élèves, mais peut également concerner les enseignants généralistes et les parents d’élèves.

Une grande diversité dans les contraintes inhérentes au métier apparaît aussi bien chez les maîtres généralistes que chez les maîtres E. Il ne nous est donc pas possible de les comparer. Disons simplement que presque toutes les personnes interrogées en ont citées. Le manque de travail en équipe est vécu, dans les deux populations, comme élément gênant. Quand il est observé et présent, il est apprécié, c’est pourquoi nous le retrouvons également dans les éléments facilitant le travail, nous le développons à ce moment-là. Les maîtres E considèrent que le décalage entre enseignants généralistes et enseignants spécialisés les gêne dans le travail, ce point n’est pas cité par les maîtres généralistes. Ces derniers n’abordent pas non plus le regard négatif porté sur l’élève en difficulté alors qu’il contrarie les maîtres E.

Comme précisé précédemment, le travail en équipe est considéré par les deux groupes comme facilitant la tâche au quotidien. Il est jugé nécessaire par les maîtres généralistes et indispensable par les maîtres E, une nuance apparaît donc dans les représentations. Ce travail en équipe est davantage souhaité par les personnes jeunes dans la profession qui ont peur de la « solitude de la classe ».

Les relations avec les parents d’élèves nous amènent des éléments divers dans les représentations. La plupart des enseignants des deux groupes souhaitent travailler avec les parents sans pour autant leur accorder une place trop importante dans l’école. Les enseignants généralistes se sentent observés et jugés et aimeraient collaborer autrement avec les parents, à condition que ceux-ci aient un autre regard sur l’école et les enseignants. Les représentants des deux groupes souhaitent un changement dans les mentalités avant de pouvoir collaborer efficacement avec les parents. Pour l’instant, ceux-ci sont encore souvent perçus comme une gêne. Un souhait de participation fait donc l’unanimité auprès des deux populations en insistant sur le fait que chacun garde sa place.

Les deux populations reconnaissent que la capacité d’adaptation doit caractériser les membres du groupe instituteur. Malheureusement, il n’en va pas ainsi dans les pensées et on considère que peu d’enseignants en sont capables, au détriment des élèves. Les maîtres E se distinguent encore sur ce point en avançant que la capacité d’adaptation se manifeste dans le spécialisé, mais pas parmi les enseignants généralistes.

Abordons les différences qui se sont installées dans les mentalités des maîtres généralistes et des maîtres spécialisés afin de comprendre l’intérêt et le plaisir qu’ont les maîtres E à travailler auprès d’élèves en difficulté.

L’analyse qualitative des corpus des maîtres E laisse apparaître le fait que ces enseignants accordent, dans l’acte pédagogique, une plus grande importance à la relation que leurs collègues généralistes. Ces derniers s’adressent à un groupe en mettant en place une différenciation au niveau des contenus, mais les performances attendues sont uniformes. Les maîtres E, de par la spécificité de leur action, s’attachent à mettre en place des relations individuelles et privilégiées avec les élèves qu’ils accueillent. Nous qualifions cette attitude de « relation pédagogique » puisque les supports utilisés restent scolaires. Même si cette relation privilégiée a une incidence sur la formation de la personnalité de l’enfant, l’objectif principal reste de faire progresser l’élève sur le plan scolaire. Ainsi, le maître E adapte son action aux performances de l’élève en s’attachant à l’ajuster en permanence. Contrairement à la tâche du maître généraliste, il ne mène pas un groupe vers un objectif commun – les compétences du cycle – mais conduit l’élève, en tant qu’individu, à un dépassement de ses difficultés passagères, celles-ci n’étant pas forcément en rapport direct avec les éléments du programme. Marie-Agnès Simon souligne le fait que « le maître spécialisé restreint sa capacité de transmission des savoirs au profit d’une qualité relationnelle autre, permettant à l’élève de progresser sur le plan scolaire 186  ». C’est par un regard différent porté sur l’enfant, par une considération autre de ses capacités et de son anamnèse que le maître E mène l’enfant vers une situation autre, « une situation de réussite » préconisée par la circulaire du 9 avril 1990 187 . L’attitude du maître E aide l’enfant à se ressaisir en sentant que l’adulte a confiance en lui. Une restauration narcissique chez l’enfant est à l’origine de son regain d’intérêt pour les apprentissages scolaires.

Les enseignants généralistes se sentent tenus par le programme, ce qui les empêche partiellement de prendre en considération la réalité sociale de l’élève. Le maître généraliste est le gardien du savoir, il lui est difficile, compte tenu du nombre d’élèves, de s’intéresser à chacun aussi souvent que cela serait nécessaire pour « se rapprocher d’eux » 188 . Le maître E met en place une pédagogie où la relation individuelle est privilégiée, où le vécu de l’enfant est mis en avant pour être utilisé. C’est une relation affective aux apprentissages qui permet aux élèves de progresser, de dépasser des difficultés dans des domaines trop abstraits dans lesquels ils ne peuvent se retrouver. La position de maître généraliste n’est pas confortable : il doit enseigner un programme, c’est sa mission. Le maître E peut alors facilement mettre en cause ses collègues généralistes qui « appliquent » sans aider, ce programme qui devient une contrainte incontournable. La tâche du maître E est, à ce niveau-là, beaucoup plus aisée, il n’a aucune contrainte imposée et travaille sur un besoin réel de l’enfant.

Le maître E, de par sa formation et sa pratique, analyse les mécanismes d’apprentissage des élèves, définit les opérations cognitives mises en œuvre ainsi que différentes démarches d’évaluation 189 . Ces éléments de connaissance ne sont pas forcément à la disposition des maîtres généralistes.

Yves de la Monneraye, dans un ouvrage de Jean-Claude Barrat, nous dit qu’il « s’agit d’instituer des relations claires entre maître et maître de soutien… il faut que ce soit une structure ouverte… permettant que la situation d’apprentissage soit conçue comme triangulaire » 190 .

Enfin, et pour conclure ces deux paragraphes, nous pouvons dire que l’amour du métier et des enfants est un élément de la représentation sociale commune aux deux groupes, que les personnes concernées exercent cette fonction par choix, aussi bien en A.I.S. que dans le milieu généraliste. Chacun estime avoir une bonne connaissance de l’enfant, de sa psychologie et de sa façon d’apprendre. Pour les maîtres E, le confort de travail est parfois avancé et est considéré comme un avantage par rapport aux maîtres généralistes. Les maîtres E se sentent et se mettent à part dans la profession d’enseignants, la comparaison aux maîtres généralistes est fréquente.

Le tableau de la page suivante synthétise les différences et les similitudes des représentations sociales des pensées et des pratiques des deux groupes. Les éléments en gras sont les points partagés.

Dfférences et similitudes des représentations sociales des pensées et des pratiques des deux groupes.
Dfférences et similitudes des représentations sociales des pensées et des pratiques des deux groupes.

Les différences professionnelles et personnelles sont clairement mises en avant. Chacun défend son territoire d’évolution sans accepter franchement que l’autre empiète sur cet endroit protégé. Apparaissent donc des différences de positions sociales typiquement hiérarchiques et idéologiques se rapprochant de la norme, des croyances et des valeurs. Christian Guimelli nous dit que, et c’est le cas dans la présente recherche, « si deux groupes d’une même population se distinguent, il est évident que certains points de la représentation sociale du groupe d’appartenance seront communs alors que d’autres divergeront » 191 . C’est dans ces distinctions que nous recherchons les causes de conflits. Les éléments communs se retrouvent dans le noyau central de l’un et l’autre groupe, alors que les éléments périphériques sont bien différents. On émet également l’hypothèse, à ce moment de la recherche, que des éléments centraux d’une représentation sociale sont des éléments périphériques de l’autre.

Notes
186.

SIMON M.-A. 1999. Enseigner aux élèves à la pensée troublée, Toulouse, Erès, p. 28.

187.

Circulaire 90.082 du 9 avril 1990 : « Mise en place et organisation des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté ».

188.

JUHEL J.-Ch. 1998. Aider les enfants en difficulté d’apprentissage, Lyon, Chronique sociale, p. 13.

189.

GUY H. 1997. Intervenir en Réseaux d’Aides Spécialisées aux élèves en difficulté, Paris, Armand Colin,

p. 3.

190.

BARAT J.-C. 1990. La rééducation dans l’école, Paris, Armand Colin, p. 154.

191.

GUIMELLI Ch., in GUIMELLI Ch (dir.). 1994. Structures et transformations des représentations sociales, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, p. 23.