Comparons les représentations sociales et les représentations professionnelles.
Les représentations professionnelles sont des représentations sociales qui se constituent et s’activent lors d’interactions professionnelles. Ces représentations sont spécifiques au cadre d’évolution, en définissent les limites. Elles servent de grilles de lecture dans un cadre strict. Elles sont indispensables à l’exercice de la profession. Jean-François Blin différencie les représentations sociales des représentations professionnelles de la façon suivante : « tout le monde possède des représentations sociales des professions, elles sont constituées de croyances, de valeurs attribuées, de modèles figés. Ces représentations sociales deviennent représentations professionnelles quand on commence à exercer une profession. Il y a modification des représentations sociales qui deviennent fonctionnelles et correspondent à la réalité de la profession. Il y a alors rupture entre les représentations sociales et les représentations professionnelles. Les représentations ne sont alors plus un savoir de sens commun mais possèdent un rapport de sens et d’implication dans une activité professionnelle. Les représentations professionnelles sont fortement contextualisées, elles se construisent et s’utilisent au cours d’échanges entre pairs et uniquement dans ce contexte, elles sont spécifiques au contexte professionnel où elles prennent sens. De par ce fait elles sont prescriptives des conduites. Elle constituent le code de communication du groupe socio-professionnel et sont garantes de son intégrité 214 ».
Si nous traitons ici des représentations professionnelles, nous ne pouvons faire l’économie du concept de professionnalisation. Celui-ci caractérise l’état évolutif d’une personne au début de son appartenance à une profession et à l’adhésion à ses valeurs inhérentes, c’est la « socialisation professionnelle » 215 . La professionnalisation est alors la transformation des représentations sociales en représentations professionnelles par la construction et la conquête de savoirs, notamment lors d’interactions. On peut dire que la personne « se professionnalise ». Le processus de professionnalisation ne se limite pas au début de la carrière. Si, à cette période, il permet de rationaliser des représentations sociales, il agit tout au long de la carrière. Les interactions et la formation continue entraînent une maîtrise et une efficacité accrues des savoirs.
Nous voyons dans la définition du mot profession, que toute personne exerçant une activité professionnelle éprouve le besoin d’être reconnue tout en évoluant dans un cadre structuré où des compétences communes sont avancées. L’identité professionnelle a un rôle essentiellement social permettant à ses membres d’évoluer dans un milieu sécurisant, de se « reconnaître, se nommer, par delà le contexte d’exercice » 216 .
Les professions, quelles qu’elles soient, ne peuvent se passer de règles précises par lesquelles les différents membres se reconnaissent. Ces règles permettent des interactions comprises de tous et spécifiques à chaque profession. Ainsi, ne serait-ce qu’au niveau lexical, les échanges ne sont pas forcément entendus par des personnes n’appartenant pas à la même profession. Parmi les codes, citons le sens donné par des professionnels à leur activité. Faisant abstraction des pratiques « de terrain », qui supportent la différence et la personnalisation, les valeurs de la profession sont communes. Si l’on parle en terme de structure de la représentation professionnelle, on peut dire que le noyau central est essentiellement constitué du sens, alors que les pratiques, qui peuvent différer d’une personne à l’autre, en sont les éléments périphériques. Les représentations professionnelles fonctionnent comme des grilles de lecture des situations de vie. Pour comprendre et faire face aux différentes dispositions rencontrées, c’est la représentation professionnelle adaptée à la situation qui va être activée. Les représentations professionnelles mises en réseau avec des liens spécifiques forment l’identité professionnelle et dictent une conduite cohérente aux membres se reconnaissant en elle.
Par l’identité professionnelle, l’individu possède un pouvoir dans son domaine, un statut personnel et social par lequel il se permet et est qualifié pour « faire autorité » dans un cadre précis qu’il a fait sien. Cela confère à l’individu une rationalité qui fait de lui un expert et lui permet « d’exercer un certain travail interdit aux autres » 217 .
L’identité professionnelle permet une reconnaissance des individus par la société. Un fondement de sa constitution consiste en la mise en avant de savoirs spécifiques et de savoir-faire maîtrisés. Cela assure l’appartenance à un groupe social. Ces savoirs – du côté de la profession, savoir-faire – du côté du métier, singularisent les individus, leur sont propres et ne sont pas partagés par d’autres. Si tout le monde possède les mêmes connaissances, les professions ne sont plus identifiées clairement.
L’identité professionnelle, constituée de représentations professionnelles permettant une juste lecture de la réalité, permet d’anticiper sur les rapports dans les relations et d’espérer des réajustements justes et maîtrisés. On peut dire que plus l’inscription dans l’identité professionnelle, acquise par la professionnalisation, est prégnante, plus les représentations professionnelles propres et spécifiques sont présentes et stables. Les professions sont soumises à des évolutions et des changements fréquents dont l’ajustement est permis par l’identité professionnelle. Celle-ci n’est pas figée et supporte les changements en permettant une adaptation de chacun. Ce sont les éléments périphériques de la représentation qui permettent l’évolution en faisant face à des situations nouvelles. L’identité professionnelle répond aux demandes et aux exigences d’une société en perpétuel changement.
L’identité professionnelle revêt une double fonction sociale. La première est de l’ordre du besoin de reconnaissance, la deuxième correspond à une demande sociale.
Grâce aux représentations professionnelles, l’identification/différenciation est facilitée. C’est lors d’interactions que l’activation des représentations se fait. Cette activation permet une classification et une identification des interlocuteurs en clarifiant une position sociale. Chaque groupe professionnel a son identité propre et ses représentations professionnelles spécifiques. Très rapidement, l’identification est donc possible. C’est alors que la langue, dans la communication, s’ajuste. Les parties prenantes évaluent chez autrui le niveau de compréhension qui peut être atteint. Ce besoin de reconnaissance par ses pairs assure à la personne une place déterminée et permet d’être rassurée. Faire la preuve d’une position et de compétences est le souci permanent de tout professionnel. A un autre niveau, l’identité professionnelle permet à l’individu de se faire reconnaître, donc d’être actif dans la société.
De par le fonctionnement des professions en microsociétés, deux aspects sociaux de l’identité professionnelle sont à mettre en parallèle. Il s’agit de la solidarité et de la compétition. Pour ce qui est de la solidarité, nous avons vu que les membres d’une profession assurent la formation des nouveaux arrivants, aident à l’adhésion aux valeurs et se montrent présents et rassurants lors de la survenue d’une erreur professionnelle d’un des leurs. Par ailleurs, au sein de toutes les professions, s’observe une certaine compétitivité. Celle-ci a pour fonction de montrer une prédominance, notamment au niveau des connaissances. L’exercice d’une supériorité sur autrui n’est pas forcément conscient, mais il est observé dans toutes les professions et avancé par la pratique. Plus l’adhésion aux valeurs d’une profession est prégnante, et plus le besoin de montrer une supériorité est important. Il est à noter que le nombre d’années de formation théorique et la valeur attribuée et reconnue à certaines écoles permet également d’avancer une primauté sans tenir compte de l’ancienneté dans la pratique. Cette position est souvent mal vécue par des membres ayant une formation théorique moins longue, mais une pratique de terrain éprouvée. Ces derniers sentent leur labeur dévalorisé : c’est le fruit d’un travail plus acharné qui leur permet de posséder les mêmes savoirs. Se retrouve ici le sentiment d’infériorité éprouvé par les « anciens instituteurs » qui ne sont pas allés à l’université, contrairement aux professeurs des écoles.
Les représentations sociales, remplacées par les représentations professionnelles et la professionnalisation, dictent une conduite commune à tous les membres et sont des points de référence. L’identité professionnelle revêt un caractère sécurisant permettant, d’une part, à ses membres de se reconnaître et, d’autre part, d’être reconnus par la société entière. Pour se faire, des codes établis sont respectés, aussi bien dans la communication verbale que dans la communication non verbale. L’identité professionnelle influence l’identité de la personne même si celle-ci a des prédispositions pour exercer un métier défini.
Notre recherche évoluant dans le domaine des représentations sociales, il nous paraît essentiel de leur faire une place importante dans la construction et le rôle de l’identité professionnelle. Par définition, la représentation sociale est descriptive des situations et prescriptive des conduites. Se structurant à partir d’un idéal, on observe souvent une différence entre l’aspect descriptif de la représentation et la conduite observée face à l’objet représentationnel. Nous voulons dire par là que l’objet est décrit et perçu souvent dans son idéal, voire dans son aspect fantasmatique, mais que l’on ne retrouve pas cet aspect dans les conduites face à l’objet. La grille de lecture de la réalité est activée, le noyau central de la représentation est stable et immuable et ce sont les éléments périphériques, de par leur fonction prescriptive, qui dictent la conduite du sujet face à cet objet. Dans la construction de l’identité professionnelle, le rôle des représentations est essentiel tant au niveau prescriptif que descriptif.
Dans le cadre professionnel, les représentations permettent de situer immédiatement « l’objet de représentation » et de se positionner par rapport à lui lors d’interactions, c’est une activité cognitive de reconstruction de l’objet.
Nous avons précédemment évoqué le rôle idéel de l’objet de la représentation dans son aspect descriptif. Dans la construction de l’identité professionnelle nous retrouvons cette fonction qui permet de se reconnaître et d’adhérer aux systèmes de normes de la profession à laquelle on appartient. Ces normes trouvent leur source dans l’histoire de la profession et suivent l’évolution de la demande sociale. Elles garantissent l’intégrité de l’identité professionnelle.
Chaque groupe professionnel possède son identité propre. Les représentations sociales agissent comme des limites, des repères indispensables qui permettent aux uns et aux autres de se considérer identiques ou différents, faisant ou ne faisant pas le même métier, tout en appartenant à la même profession. Ces représentations permettent une interprétation de la vie et donne, de par leurs repères, des références situant les interlocuteurs. Le rôle des représentations sociales, est, dans le cadre professionnel, entre autre, de limiter les interprétations et de centrer le discours dans un cadre défini en interdisant les interprétations erronées ou singulières.
Enfin, citons longuement Marie-Louise Rouquette et Christian Guimelli qui cernent le rôle des représentations sociales. Elles sont garantes de l’intégrité d’un groupe professionnel et de son identité sans les mettre en péril. « Les partenaires se reconnaissent dans un consensus. Ils partagent les mêmes jugements, adhèrent aux mêmes valeurs, se réfèrent aux mêmes prescriptions, interprètent de la même façon la même expérience. Ce sont, si l’on veut, des conversations de connivence et de renforcement. Elles contribuent comme telles à la pérennité des représentations sociales. Mais il peut arriver que l’un des partenaires mette en cause la représentation de l’autre, et conduise ce dernier à une justification de ses positions, de ses convictions, de ses pratiques ou de ses références. […]Enfin, la mise en cause ou la simple anticipation de celles-ci peuvent entraîner la décision de suspendre ou d’éviter la confrontation, afin de préserver la relation. L’appartenance à une identité sociale l’emporte alors sur l’engagement, et les représentations demeurent inchangées » 218 .
L’identité professionnelle est constituée d’un ensemble de représentations sociales fonctionnant comme des modèles qui ont permis son appropriation par l’individu. Pour adhérer à ces représentations, il est nécessaire que l’histoire de la personne corresponde à celle de la profession puisqu’elle s’y inscrit, l’une et l’autre sont interdépendantes.
Ce retour vers le rôle de l’identité professionnelle nous permet de comprendre qu’il existe deux métiers au sein de la même profession. Notre analyse, éclairée, se poursuit par la mise à jour des éléments constituants l’identité professionnelle des enseignants du premier degré.
BLIN J.-F. 1997. Représentations, pratiques et identités professionnelles, Paris, L’Harmattan.
BOURDONCLE R., « La professionnalisation des enseignants », Revue française de pédagogie, 94, pp 73-92.
BLIN J.-F. 1997. Représentations, pratiques et identités professionnelles, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 15.
BOURDONCLE R. 1993. « La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe », Revue française de pédagogie, 105, pp 83-119.
ROUQUETTE M.-L., GUIMELLI Ch. 1995. « Les canevas de raisonnement consécutifs à la mise en cause d’une représentation sociale : essai de formalisation et étude expérimentale. », Les cahiers internationaux de Psychologie sociale, 28, pp 32-43.