4.3. L’identité professionnelle des enseignants en mutation

Pour le cas considéré et pour illustrer les éléments précédemment théorisés, disons qu’être enseignant correspond à un état, une situation, une position sociale, une catégorie professionnelle. Il n’y a pas d’idée de production ni de gain. La reconnaissance sociale, à l’annonce de « profession : enseignant » est immédiate et sans équivoque. En revanche, il est toujours nécessaire de préciser la matière ou le niveau d’enseignement et c’est là qu’on en arrive au métier. Pour le second degré, professeur d’une matière permet de se représenter l’individu dans une situation active. Dans le premier degré, le terme de professeur des écoles – nous le voyons dans la définition du groupe social d’appartenance – n’a pas encore suffisamment d’existence pour avoir une résonance fonctionnelle chez tous les individus, c’est donc le terme d’instituteur qui est encore préféré car bien plus parlant. Socialement, il existe deux représentations sociales spécifiques aux termes de professeur et d’instituteur ; le terme de professeur active la représentation se référant aux enseignants du second degré. Le mot enseignant est un terme générique et correspond à la profession. Au sein de la profession « enseignant » on retrouve divers métiers : instituteur, professeur des écoles, professeur du second degré. La catégorie « instituteur » constitue un sous-groupe au sein de la profession et concerne uniquement le premier degré. Parmi ces métiers, on distingue les maîtresses de maternelle (nous utilisons volontairement le féminin, le nombre d’hommes en maternelle étant faible), les maîtres généralistes, les maîtres spécialisés, les directeurs d’école. Ces derniers sont bien entendu des enseignants, mais leur position sociale est autre et correspond à une représentation sociale spécifique.

Les liens existants entre les métiers du sous-groupe « enseignant du premier degré » permettent d’avoir une action cohérente et concertée au service de l’enfant, chacun se réservant des tâches spécifiques.

Si, pour notre recherche, nous dissocions les maîtres généralistes et les maîtres E, c’est que la définition du groupe social d’appartenance fait apparaître deux métiers différents avec des pensées et des pratiques différentes. En revanche, la population est homogène, les membres des deux groupes appartiennent à la même profession.

Si l’on se réfère à la définition du concept de métier où ce dernier correspond à une action de transformation de la matière, on s’interroge sur la « matière » sur laquelle les instituteurs ont une action. En fait, la matière à transformer est l’élève. Le métier d’instituteur consiste à aider celui-ci à se transformer en faisant évoluer ses connaissances. Par une action maîtrisée et avec des techniques qui lui sont spécifiques, l’instituteur aide la personne à construire ses savoirs et savoir-faire.

Développons maintenant les représentations professionnelles qui sont actuellement en évolution chez les enseignants du premier degré.

Le groupe social enseignants du premier degré est à considérer dans une dimension historique : avant 1989, l’époque des Ecoles normales, après 1989 la création des IUFM 219 . Ce changement dans le type de recrutement et de formation a une incidence très grande sur l’identité professionnelle qui connaît un bouleversement radical à cette époque.

Avant 1989, l’époque des instituteurs, les enseignants du premier degré sont recrutés après le baccalauréat. La formation est rémunérée et permet, entre autres, à des jeunes issus d’un niveau socio-économique faible, la possibilité de ne pas entrer dans la vie active sans formation. Nous ne présentons pas ici les différents types de formation des enseignants du premier degré tant elle change fréquemment avant la création des IUFM. Une hiérarchie de compétences due à la formation n’est pas observée, tout le monde possède le même niveau. Les derniers recrutements en Ecole normale au niveau « bac plus deux » laissent préfigurer les IUFM avec un niveau actuel de recrutement à « bac plus trois ».

1989, changement radical avec la création des IUFM et l’apparition du statut de professeur des écoles. La formation devient universitaire avec un niveau de recrutement « bac plus trois ». Tous les candidats au concours d’entrée à l’IUFM ont fréquenté l’université. Les nouveaux professeurs des écoles arrivent avec un bagage de connaissances que les instituteurs n’ont pas. L’IUFM, de par sa dénomination, est universitaire et confère donc une dimension autre que celle de l’Ecole normale. Une nouvelle représentation professionnelle apparaît, fortement influencée par la représentation sociale que les instituteurs se font de l’université par laquelle ils ne sont pas passés. Deux catégories de personnes, aux statuts différents mais à la mission identique, doivent apprendre à se côtoyer et à travailler ensemble. La définition du groupe social d’appartenance nous apprend que les nouveaux professeurs des écoles ne tiennent pas compte de cette différence qui gêne davantage les instituteurs.

La formation est un élément important pour les enseignants du premier degré. Ils en attendent beaucoup en raison de l’évolution rapide du métier. Nous distinguons trois niveaux de formation : la formation initiale, la formation par les échanges entre pairs, la formation continue en cours de carrière. La formation initiale a pour fonction, dans le cadre de l’identité professionnelle, de dresser ses contours. Ceux-ci ne sont pas encore stabilisés, on parle alors de transformation des représentations sociales en représentations professionnelles, c’est le début de la professionnalisation. Lors d’interactions entre pairs de niveau de formation et d’ancienneté différents, on parle de formation active et fonctionnelle. Dans la définition du groupe social d’appartenance, nous voyons que ces échanges entre pairs sont la modalité contribuant le plus à la formation et à la co-formation. Au regard des entretiens, ces instants sont appréciés et jugés plus riches que la formation initiale. Enfin, la formation continue en cours de carrière répond aux besoins des enseignants d’acquérir des compétences nouvelles correspondant à l’évolution du métier. La fonction de cette formation est constructive et réparatrice. D’autre part, la formation continue permet une progression de la professionnalisation, donc d’enrichir et de renouveler les compétences professionnelles des enseignants. Une fois acquis de nouveaux savoirs ou affinés et modifiés des savoirs existants, l’enseignant les applique en les transformant en savoir-faire fonctionnels.

La représentation professionnelle du rôle des enseignants du premier degré se trouve souvent déstabilisée par l’évolution de la profession et la modification fréquente des directives du Ministère de l’Education nationale. Malgré les changements dans les programmes et compte tenu de l’évolution de la société, les situations demandées aux enseignants se multiplient, que ce soit au niveau des matières à enseigner, des tâches administratives que d’une action sociale et citoyenne. Le rôle régulateur de la représentation professionnelle est activé, les enseignants sont inquiets face aux évolutions car elles déstabilisent. Les entretiens révèlent que tout en ayant peur de ne pas maîtriser les nouveaux éléments qu’on leur demande, les nouveaux dans la profession sont plus enthousiastes face aux changements redoutés par les plus anciens. Jean-François Blin nous apporte un éclairage quant à cette évolution des mentalités. Dans un premier temps d’appropriation des changements, le sujet va procéder à « l’annulation de la surcharge informationnelle par blocage sélectif de l’information » 220 , c’est à dire que seuls les éléments qu’il trouve pertinents sont pris en considération. Puis, dans un second temps « dont la durée est très variable d’un individu à l’autre » 221 les informations en attente sont intégrées à la représentation professionnelle. On assiste alors à la déstructuration de schémas et procédures anciens pour laisser place à de nouveaux.

Malgré l’évolution de l’identité professionnelle et la modification de la représentation professionnelle qu’ils ont de leur place à l’école face aux nouveaux professeurs des écoles, les plus anciens ne souhaitent pas mettre en place un travail d’équipe concerté. Même s’ils considèrent la collaboration importante, ils ne l’appliquent pas eux-mêmes. Ce point de la représentation professionnelle est différent chez les jeunes et les plus anciens. Respectivement, les uns redoutent la solitude de classe alors que les autres l’apprécient.

Lors de la définition du groupe social d’appartenance, nous découvrons que le rôle des parents dans l’école fait actuellement évoluer l’identité professionnelle des enseignants. Les parents souhaitent avoir une place plus importante que celle que les enseignants veulent bien leur accorder. Les entretiens montrent que cette entrée est vécue comme une intrusion qui entraîne des débordements d’un côté comme de l’autre, personne ne sachant prendre une place définie. Les enseignants se sentent observés et attaqués et pensent leur liberté d’action limitée. Selon eux, l’entrée des parents dans l’école aide ces derniers à se rendre compte de la réalité de la classe. Cela leur permet, d’une part, de réajuster leurs exigences, et, d’autre part, d’assumer pleinement leur rôle de parents en ayant une action partagée avec l’école.

L’identité professionnelle est en mutation car la remise en question est permanente. Les enseignants (et pas seulement ceux du premier degré) doivent s’adapter aux exigences de la société, ils ne transmettent plus seulement le savoir, mais repèrent également les difficultés de chaque élève et proposent des stratégies de remédiation.

Dans la mesure où les pratiques nouvelles ne s’opposent pas fondamentalement aux anciennes – ces pratiques nouvelles doivent d’ailleurs leur existence aux pratiques anciennes – l’identité professionnelle n’est pas affectée profondément. Les nouvelles pratiques activent les représentations professionnelles qui agissent, de par l’importance de leur ancrage, comme des freins aux changements, des résistances. Quelques éléments nouveaux, observés sur le terrain, s’opposent aux pratiques anciennes : la mise en place des cycles (s’opposant aux pratiques : une même classe, une année), le nouveau statut des professeurs des écoles, l’arrivée des P.P.R.E. Une évolution des éléments périphériques de la représentation professionnelle est observée.

Le métier se complexifie, il y a de nouvelles exigences pour l’école : s’ouvrir à divers domaines tel que les arts, les sciences, les media. On travaille autrement, les enseignants sont de plus en plus polyvalents, les sujets à traiter sont de plus en plus nombreux. Les enseignants doivent apprendre à mesurer les difficultés des élèves et plus seulement leurs performances. L’enseignant évolue vers « un clinicien des apprentissages » 222 , le métier devient scientifique par l’utilisation de la psychologie des apprentissages et l’apport des neurosciences notamment.

L’éthique d’un métier fait partie intégrante de l’identité professionnelle. Le noyau central de la représentation professionnelle regroupe ces fondements tant ils sont prégnants. L’éthique est défendue par les membres d’une profession qui leur permet de se positionner.

Développons l’appartenance à un établissement et à une équipe pédagogique, les convictions pédagogiques, les théories de l’apprentissage et l’égalité des enfants à l’école, qui sont autant de fondements éthiques.

L’appartenance à un établissement et à une équipe pédagogique est à mettre au même niveau que le besoin de reconnaissance développé précédemment. Cette fois, ce n’est plus au plan social qu’il se situe mais au cours d’interactions professionnelles. L’appartenance à une profession, dans cette situation-là, n’est pas à prouver, il est donc nécessaire de dresser les contours du cadre d’évolution et de prouver sa place active au sein de l’équipe. Il est à noter qu’une mise à l’écart volontaire de la personne ou un refus d’implication à la vie de l’équipe pédagogique correspond également à un désir de marginalisation.

Les convictions pédagogiques des enseignants du premier degré sont constituées des savoir-faire maîtrisés. Pour bien faire un travail dont on est sûr et dont on ne doute pas, il est nécessaire d’en posséder une expérience positive. Les convictions pédagogiques (versant immuable du noyau central de la représentation professionnelle) supportent des différences d’un individu à l’autre (versant personnel des éléments périphériques de la représentation professionnelle). L’exemple suivant illustre nos propos : certains enseignants sont convaincus du bien fondé de la priorité exclusive donné à l’enseignement des matières fondamentales. D’autres, sans les nier, pensent que ces matières doivent être conjuguées à d’autres, afin que les compétences soient mieux assimilées et que l’enfant se rende compte de leur fonctionnalité. Les matières sont alors toutes complémentaires, les unes ne pouvant se passer des autres.

Sans ces convictions pédagogiques, l’enseignant ne procède que par imitation sans être convaincu de l’importance, de l’efficacité et de la portée de ses actions. Des antagonismes apparaissent entre les nouveaux formés et les plus anciens et constituent une des richesses des interactions co-formatrices. Chacun expose et défend ses pratiques. En exemple, la théorie du constructivisme des apprentissages est préférée par les plus jeunes dans la profession. Sa lisibilité apparaît comme une preuve de l’acquisition d’une compétence. Les plus anciens lui préfèrent la production d’un produit fini parfait, sans erreur.

Les théories de l’apprentissage, même si la plupart des enseignants du premier degré disent ne pas les connaître (alors qu’ils les mettent en application), font partie de l’identité professionnelle. Ces théories agissent comme des guides où les enseignants puisent des indicateurs relatifs à l’efficacité de leur action.

L’égalité entre les élèves à l’école est au cœur de tous les débats pédagogiques. Même si des différences sont avancées, le souci premier de l’enseignant est de tous les faire réussir, mais à des degrés différents. Quel que soit son niveau, l’enfant fait tôt au tard l’expérience de la réussite grâce à la vigilance des enseignants.

Notes
219.

Institut Universitaire de Formation des Maîtres.

220.

BLIN J.-F. 1997. Représentations, pratiques et identités professionnelles, Paris, L’Harmattan, p. 44.

221.

BLIN J.-F. 1997. Ibid.

222.

BOURDONCLE R. 1993. « La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe », Revue française de pédagogie, 105, pp 83-119.