4.4. La recherche d’une reconnaissance sociale

Nous reprenons ici des éléments énoncés dans la définition des groupes sociaux d’appartenance. Nous sommes en mesure de comprendre ce qui se passe dans les mentalités et nous progressons dans la vérification de l’hypothèse de recherche grâce à l’éclairage apporté par le fonctionnement et le rôle de l’identité professionnelle.

L’arrivée des professeurs des écoles modifie l’identité professionnelle des enseignants du premier degré. Même si les pratiques ne changent pas, la formation et les différences de salaire 223 entraînent des jalousies de la part des « anciens instituteurs » qui se sentent dévalorisés. Le passage obligatoire à l’université et la modification de la formation sont mal vécus. La représentation sociale de la profession évolue et dicte aux instituteurs une conduite erronée : ceux-ci pensent qu’on les considère inférieurs aux professeurs des écoles alors que ces derniers, nous l’avons vu, n’avancent aucune supériorité.

Les deux métiers d’instituteur et d’instituteur spécialisé représentent également un élément à retenir comme responsable de tensions. Ces deux métiers sont différents et ont leurs tâches spécifiques, un travail partagé se met en place. La complémentarité se situe au niveau de l’objectif à atteindre alors qu’une ambivalence est observée : les maîtres généralistes ont des demandes qui ne sont pas entendues par les maîtres E. Ces derniers s’attachent à travailler sur l’origine du dysfonctionnement qu’ils observent sans toujours l’exposer clairement aux maîtres généralistes qui ont la charge quotidienne de l’enfant. L’analyse des entretiens met à jour un manque de « transparence » dans les activités du maître E. Les maîtres généralistes sont confrontés au silence du maître spécialisé et le vivent, pour certains, comme un manque de considération, comme une forme de mépris. C’est l’illustration de la hiérarchie de compétences. Les maîtres généralistes, dans le seul intérêt de l’élève, s’autorisent un « droit de regard » sur le travail du maître E. Ce dernier tient à sa spécificité et ne souhaite l’intervention de personne. Le modèle théorique de Talcott Parsons nous apporte un éclairage sur ce point posant problème. « Le métier est défini par un savoir pratique et sur une double compétence fondée sur le savoir théorique acquis lors de la formation et par la pratique. Une compétence spécialisée a une double capacité : c’est une spécialisation technique de la compétence » 224 . Cela signifie que les enseignants spécialisés peuvent aussi bien exercer en classe généraliste que dans leur domaine spécifique. Ainsi, c’est l’appellation « enseignant spécialisé » qui pose problème. Le qualificatif « spécialisé » est une extension du mot enseignant tout comme l’est la formation complémentaire. La profession compte des personnes « de base » et d’autres aux connaissances supérieures et étendues, ils reçoivent cependant tous la même formation initiale. Si les personnes apportant l’aide spécialisée dans les écoles n’appartenaient pas à la profession « enseignants du premier degré », les jalousies de statut disparaîtraient. Les personnes « de base » ne se sentiraient plus dévalorisées dans leurs tâches « simples ». Dans cette projection, il serait bon que l’aide soit dispensée en dehors de l’école.

L’identité professionnelle des enseignants du premier degré est en constante évolution. Grâce à sa capacité d’adaptation, elle ne s’effondre pas mais traverse toujours une période de questionnements qui précède la stabilisation. Les missions premières de l’école étaient, il y a quelques années encore, la socialisation, le lire, l’écrire et le compter. Cette représentation a vécu de longues décennies sans souffrir d’évolution. Si celles-ci – les missions – restent essentielles pour l’ensemble des membres de la profession, ces derniers déplorent, pour l’instant, la multiplication des tâches demandées, vécues comme une dispersion. Les enseignants du premier degré diversifient leurs tâches. Ils ont l’impression qu’ils ne sont plus experts puisqu’ils touchent à tout en « saupoudrant » leurs savoir-faire dans de nombreux domaines. Paradoxalement, la division des tâches n’affecte pas leur accomplissement : dans l’enseignement, on fait au mieux ce qu’on ne sait pas faire.

C’est lorsqu’ils sont transmissibles dans un but de formation que les savoir-faire sont maîtrisés. Ils doivent être expérimentés et subir d’éventuelles transformations par la personne qui les met en œuvre. Il en est ainsi quand le professionnel ne doute plus de l’efficacité de son action.

On assiste à une « despécialisation » de la profession avant une phase de reconstruction identitaire. Ce constat est d’autant plus observable que l’on a d’ancienneté dans la profession. Michel Gilly dresse le tableau de l’identité professionnelle en mutation des enseignants du premier degré. Ses propos illustrent tout à fait l’ambivalence entre pensées et actions. « Les représentations sociales dans le champ éducatif ne sont pas le reflet de la réalité mais le légitime. […] Tout ce qui est mis en place est contradictoire car on vise l’excellence. Ce n’est que le discours qui est égalitaire, pas les actes » 225 .

La hiérarchie de compétences apparaît comme un élément important de l’identité professionnelle des enseignants du premier degré. Elle est jugée bénéfique et nécessaire à la formation des nouveaux arrivants dans le métier. L’influence des plus anciens est permise par un savoir-faire maîtrisé. Cette hiérarchie n’a pas de conséquence dommageable sur les pratiques et sur la place de chacun dans le groupe. Les savoir-faire maîtrisés contribuent à la transmission et aident à l’acquisition des connaissances par l’apport d’outils méthodologiques s’appuyant sur une activité cognitive. Ces savoir-faire maîtrisés sont l’enjeu du travail en équipe à deux niveaux : besoin et fierté de les transmettre par la personne les possédant et envie de les acquérir par la personne en questionnement. La formation n’est pas, dans cette situation, considérée comme une transmission verticale basée sur la hiérarchie de compétences due à l’ancienneté. Elle est de type horizontal et fonctionne en co-formation : les anciens ont besoin des connaissances fraîchement acquises des plus jeunes, notamment au niveau du lexique et des démarches, et ces derniers ont besoin des savoir-faire maîtrisés des plus anciens. En simplifiant, disons que les jeunes arrivants ont besoin d’apprendre à rendre fonctionnelles des connaissances théoriques, alors que les plus anciens apprécient l’apport des plus jeunes en matière d’innovation pédagogique.

L’image sociale que donnent les enseignants du premier degré est de l’ordre de la représentation sociale et non de la représentation professionnelle. Ces derniers ne sont pas très à l’aise face à la société. Ils se sentent à part, ne serait-ce que par leur volume de vacances comparé aux autres salariés. Ils ont l’impression d’être observés et critiqués. Ils déplorent ne pas pouvoir évoluer comme ils le souhaitent, se sentent responsables d’une certaine image positive à transmettre. Le marquage social est fortement ancré dans les mentalités. L’identité personnelle et l’identité professionnelle sont interdépendantes. Ainsi, le fait d’avancer une certaine image positive dans le cadre professionnel influence l’identité personnelle et donc la conduite de vie. Cette attitude devient permanente dans et hors le contexte de travail. De par le fait que les représentations sont en constante évolution, les enseignants du premier degré se sentent déstabilisés dans leurs pratiques et pas toujours sûrs de maîtriser les savoir-faire. S’ils doutent dans leur vie professionnelle, ils ne parviennent pas à avancer un réel bien-être en société.

Inhérent à toute profession, le besoin de reconnaissance sociale est présent chez les enseignants du premier degré. Ce besoin est de l’ordre de la réparation et de la réhabilitation. Ils se placent en marge de la société. Cette mise à l’écart est une dévalorisation qui n’a pas forcément lieu d’être, car les enseignants évoluent dans la société, guidés par ce qu’ils croient être pensé d’eux.

Le profil des deux groupes d’appartenance étant maintenant défini, passons à l’analyse des constituants des représentations sociales.

Notes
223.

Quand un instituteur devient professeur des écoles par intégration sur liste d’aptitude, il est rétrogradé d’échelon.

224.

Cité par DUBAR C. 1996. La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles (2° éd. revue), Paris, Armand Colin, p. 138.

225.

GILLY M. 1997. « Les représentations sociales dans le champ éducatif », in JODELET D. (dir.), Les représentations sociales (5° éd.), Paris, PUF, pp 383-406.