4.3. La confirmation du glissement

L’analyse par l’implication statistique entre variable apporte quelques points nouveaux et conforte les positions des éléments. Elle affirme également les pensées et les conduites des deux groupes sociaux d’appartenance. Elle donne l’image finale de la représentation sociale et met à leur place définitive des éléments périphériques, qui, jusque-là, sont épars de par leur opposition. Ces éléments contradictoires, nous le répétons, permettent l’appropriation de la représentation sociale par chacun des membres des deux populations.

Poursuivons maintenant la vérification de l’hypothèse de recherche. Le glissement de la position de difficulté d’apprentissage à la situation d’échec scolaire avéré trouve sa source dans des différences de points de vue professionnels qui génèrent des tensions entre les maîtres généralistes et les maîtres E. Sans lui en attribuer l’exclusivité, nous voyons que le maître E est, pour une large part, responsable de ces tensions. Il met en avant sa spécificité professionnelle qu’il présente comme une supériorité de connaissances sur le maître généraliste. Il ne favorise pas les compromis et des pratiques « en parallèle » s’observent. Les aides, non concertées, ne permettent pas à l’élève de sortir de sa difficulté, puisque, pédagogiquement, il est doublement investi, on lui propose des activités non complémentaires. Les difficultés s’accumulent, l’élève ne trouve pas d’issue dans le labyrinthe des actions mises en place « autour de lui » et non « pour lui ».

La mise à jour des constituants des représentations sociales permet de comprendre le fonctionnement des pensées et des pratiques et montre que les maîtres E accordent plus d’importance que les maîtres généralistes aux tensions existantes. Les maîtres généralistes s’attachent davantage aux pratiques et au regard porté sur l’élève. Les tensions, même si elles sont reconnues comme existantes et parfois incidentes, ne sont que secondaires dans la représentation sociale des maîtres généralistes. Les membres des deux métiers, s’ils ne font pas de compromis, n’aident en rien l’élève. La première partie de l’analyse nous fait prendre conscience, que nous, maître E, refusons les compromis pédagogiques étant persuadés que seule notre action aide l’élève à sortir de sa difficulté. Rares sont les maîtres E qui acceptent de reconnaître la nécessité d’un projet commun, avec une répartition des tâches. Le maître généraliste, dans ses pratiques, est prêt à individualiser les apprentissages sans forcément porter un regard différent sur l’élève aidé.

Ce regard, cependant, a des conséquences dommageables sur la scolarité de l’élève. Si l’on ne généralise pas cette conduite à tous les membres des deux populations, nombreux sont ceux qui considèrent la difficulté de l’élève de façon fataliste. L’influence du milieu familial, la fratrie, la CSP d’origine, parfois même le sexe de l’élève, participent à la stigmatisation. Plusieurs catégories d’élèves évoluent donc à l’école, mais pas avec les mêmes chances de réussir. L’égalité des chances, est différemment perçue selon le profil de l’élève et le tissu social du quartier. Au niveau des chances de réussir, certains bénéficient d’une « égalité plus importante ».

Les entretiens montrent que les deux métiers ont des considérations différentes de la difficulté d’apprentissage et ne parviennent pas à un accord. Pour les maîtres généralistes, la difficulté « simple » se traite en classe par la différenciation pédagogique. C’est lorsqu’il se sent démuni, alors qu’il met en place tout ce qui est de sa compétence professionnelle, que le maître généraliste fait appel à son collègue spécialisé. Celui-ci considère souvent qu’il est déjà bien tard. Il fait porter la responsabilité de la difficulté de l’élève au maître généraliste. Celui-ci, atteint dans ses compétences, ralentit, diffère ou même stoppe le soutien individuel qu’il apporte à l’élève en difficulté. Il confit le soin au maître E de prodiguer l’aide dont l’élève a tant besoin. L’abandon, dans cette situation, est de deux ordres : pédagogique et affectif. Peu à peu l’élève prend la position sociale du « mauvais élève », position qui correspond à ce que l’on pense de lui depuis son arrivée à l’école.

La dernière étape de notre analyse montre que quand le maître E n’avance aucune spécificité, les tensions d’ordres identitaires et professionnelles n’apparaissent pas. Le projet pour l’élève coule de source : les deux catégories d’enseignants travaillent ensemble dans le même sens, n’aidant l’élève parfois qu’en surface, laissant à ce dernier l’illusion qu’il réussit, mais seulement dans les apprentissages instrumentaux. L’étayage est permanent, l’aide scolaire n’est plus de la remédiation mais se limite à du soutien. Les tensions n’apparaissent pas puisque le maître E ne travaille que des compétences instrumentales, répondant ainsi à la demande du maître généraliste qui ne signale que la difficulté scolaire de l’élève. Tôt au tard, notamment lors du passage dans le second degré, ces difficultés réapparaissent, amplifiées par le nouveau statut de l’élève qui devient un collégien. Habitué à être aidé, il est perdu, les dispositifs spécifiques sont moins importants dans le second degré. C’est alors que sa difficulté lui apparaît comme évidente, s’installe de façon durable et persistante, et que, souvent, une orientation vers les enseignements adaptés est proposée à la famille, soulignant l’inefficacité à long terme de l’aide apportée dans le premier degré.

Afin de limiter le glissement de la position de difficulté d’apprentissage à la situation d’échec scolaire avéré, nous pensons à plusieurs dispositifs et diverses démarches à mettre en place. Ces éléments sont le fruit d’une réflexion sur notre pratique de maître E, éclairée par ce que cette recherche nous a permis de mettre à jour. Des perspectives d’actions à mener pour voir évoluer les représentations sociales des deux métiers d’enseignants sont présentées dans le dernier chapitre de la présente thèse.