Conclusion

Parvenu au terme de notre recherche, nous avons mis à jour deux groupes sociaux d’appartenance différents avec leurs pensées et leurs conduites propres. Celles-ci sont dictées par les représentations sociales spécifiques à chaque groupe sur l’élève aidé. Ces représentations sociales comportent des similitudes mais surtout des divergences, au niveau structural, qui permettent la vérification de l’hypothèse de recherche. Ce sont dans les différences que nous avons recherché les causes du glissement de la position de difficulté d’apprentissage passagère à la situation d’échec scolaire avéré. L’éclairage apporté par la construction et le fonctionnement de l’identité professionnelle nous a permis de comprendre comment fonctionnent deux métiers au sein de la même profession. Les membres de ces deux métiers n’ont pas les mêmes points de vue sur l’élève aidé, certains dysfonctionnements ont été repérés et desservent l’élève en difficulté.

L’étude des représentations sociales, basée sur l’analyse d’entretiens et de questionnaires, reflète les pensées et les actions des professionnels rencontrés. Les résultats avancés sont donc le miroir de la réalité. Pour accentuer ce sentiment, nous pouvons dire qu’au cours des entretiens, nous nous sommes rendu compte que les personnes interrogées faisaient souvent référence à des situations vécues. Nous sommes donc bien sur une étude du réel.

Possédant chacun leurs caractéristiques propres, nous avons constaté que les deux métiers – celui de maître généraliste et celui de maître E – ne peuvent toujours fonctionner ensemble de façon « optimale ». Le cloisonnement des métiers devient un enfermement, chacun intervient de son côté sans que des activités partagées soient observées, les actions éducatives sont fragmentées. L’analyse révèle qu’il existe des tensions entre les maîtres généralistes et les maîtres E, ces tensions ne permettent pas d’atteindre l’objectif de l’aide pédagogique : permettre à l’élève de sortir de sa situation inconfortable. Après avoir observé ces relations « difficiles » entre les deux métiers, nous avons dégagé les points caractéristiques qui apparaissent comme responsables des dysfonctionnements.

Avant même d’en venir aux tensions entre professionnels, attachons-nous au regard porté sur les élèves à l’école. Les premières difficultés que rencontre l’élève, sont l’étiquetage et la stigmatisation, il véhicule une image sociale. En effet, les enseignants, qu’ils soient généralistes ou spécialisés, établissent, sans forcément en être conscients et le reconnaître, un profil type d’élèves prédisposés à la difficulté d’apprentissage et à l’échec scolaire. Ils sont influencés par la fratrie de l’élève et par sa CSP d’origine. Bien qu’admettant que « tous les élèves peuvent être en difficulté d’apprentissage », les deux catégories de professionnels définissent cependant des caractéristiques saillantes. Pour les maîtres généralistes, c’est surtout le milieu social et l’origine familiale qui influencent le regard porté. Ce regard est souvent défaitiste, et, pour les élèves issus d’un « petit milieu », peu d’actions sont mises en place. Pour les maîtres E, qui ont l’habitude de rencontrer toujours les mêmes difficultés et comportements, le profil se définit par leurs premières observations en classe. Les élèves qui ont été repérés comme « sujets à » sont l’objet d’une observation toute particulière, le maître E semble attendre l’arrivée de « la difficulté annoncée ». Les représentations de l’aide spécialisée sont établies : elle ne concerne pas tous les élèves, tous ne sont pas susceptibles d’en bénéficier.

Les enseignants généralistes portent un regard attentif sur l’élève aidé. Ils pratiquent une individualisation des apprentissages mais évaluent les élèves en difficulté de la même façon que tous les autres. Ici, c’est l’institution et son fonctionnement qui sont pointés. Il est nécessaire, à un moment donné, de mesurer un écart à la norme. Cette norme correspond à ce que les « meilleurs » élèves d’une classe d’âge sont en mesure d’atteindre. Pour peu que l’élève soit suivi au réseau, le maître généraliste reproche au maître E de ne pas faire progresser l’élève, là où il en a besoin, et l’élève est l’objet d’un premier abandon par le maître généraliste. Ce dernier se sent impuissant et n’observe pas immédiatement les effets bénéfiques de l’aide spécialisée.

Nous avons repéré plusieurs origines aux tensions entre les maîtres généralistes et les maîtres E.

Qu’elles soient ou non ressenties, les tensions sont reconnues comme incidentes sur l’élève aidé. La recherche permet de dire que le maître généraliste fait preuve de plus d’ « humilité » que son collègue spécialisé. En effet, le maître E met en avant sa formation supplémentaire qui lui confère le droit de « choisir » les élèves sur lesquels il juge son action efficace. Le maître généraliste, quant à lui, se débrouille souvent seul, avec la pluralité des difficultés de ses élèves. Les jalousies s’installent alors et le maître généraliste signale toutes formes de difficultés sans reconnaître la spécificité du maître E.

Les tensions tiennent essentiellement au fait que le maître E ne répond pas aux attentes du maître généraliste. Dans la mentalité de ce dernier, quelle que soit la forme de la difficulté manifestée par l’élève à l’école, elle peut être traitée par le maître E. Une confusion dans la mission est constatée. Le maître généraliste se sent impuissant pédagogiquement, l’élève est mis à la marge, l’enseignant se déresponsabilise, ne tente plus d’action, se heurtant aux refus du maître E. Cette attitude est incidente sur l’élève en difficulté qui est victime des tensions entre professionnels C’est le jeu des relations humaines négatives qui le pénalisent. La différence de statut et de point de vue sur l’aide sont les premières causes de dysfonctionnements entre maître généraliste et maître E. Il n’y a pas de projet concerté ni d’actions complémentaires, chacun agissant de son côté. Nous constatons que le maître E ne contribue pas toujours à mettre en place le travail d’équipe nécessaire, bien qu’il soit attendu par le maître généraliste. Celui-ci est prêt à communiquer sur l’élève, alors qu’une « rétention » des informations est observée chez le maître E. Il apparaît que le travail en équipe n’est pas encore effectivement observable dans toutes les écoles, chacun se sent, non pas « propriétaires » de ses élèves, mais plutôt propriétaires des actions menées, les pratiques ne sont pas partagées. Le maître généraliste se sent désinvesti de son « pouvoir éducatif », et désinvestit l’élève qui aurait pourtant besoin d’une aide particulière. Les niveaux un et deux de la prévention ne sont alors pas considérés comme compatibles. Le maître E n’entre pas facilement dans les classes. Il pourrait, après avoir pratiqué une première observation, participer à la mise en place des activités du niveau un de la prévention.

D’autre part, nous avons constaté que les demandes des maîtres généralistes concernent essentiellement une aide sur les matières enseignées, donc sur des compétences instrumentales. Le maître E travaille sur des compétences transversales en établissant un diagnostic à partir de tests. Ces tests sont jugés inutiles par le maître généraliste, puisqu’il a lui-même déjà repéré la difficulté. Deux attitudes sont observées :

L’élève est de plus en plus perdu dans les apprentissages, il n’a plus aucun repère. Il adopte l’attitude que l’on attend de lui : il n’investit plus les apprentissages, ne travaille plus, et devient, parfois, perturbateur. L’analyse de la situation est difficile, on propose à l’élève, au mieux, des activités « occupationnelles », dans les domaines qu’il maîtrise, mais il ne progresse pas dans les apprentissages. Le glissement se fait ressentir sans plus attendre. Dans la scolarité de l’élève, le jeu du pouvoir entre personnes s’avère plus important qu’une aide effective dans les apprentissages.

Nous constatons des désaccords sur le contenu de l’aide. Le maître E avance sa spécificité et le maître généraliste considère l’action d’aide à l’école comme une action de soutien scolaire, c’est-à-dire une nouvelle présentation à l’élève des points du programme qu’il a mal assimilés. De nouvelles différences de points de vue sont constatées car les maîtres spécialisés ne travaillent pas sur un point de didactique où le fondement fait défaut : les bases.

Nous avons également relevé que l’attitude du maître E, pour une grande part, génère les tensions. La population des maîtres généralistes y accorde peu d’importance, alors qu’elles sont très présentes dans la représentation sociale des maîtres E. Le maître généraliste n’avance aucune différence et est prêt à collaborer avec son collègue spécialisé, au service de l’élève. Le maître E, quant à lui, présente ses compétences comme supérieures (et non différentes) et installe une hiérarchie de compétences. Le maître généraliste se sent dévalorisé car des relations « d’égal à égal » ne se mettent pas en place. L’analyse des corpus fait apparaître que les maîtres E se mettent eux-mêmes en marge. Ils critiquent facilement les autres membres de la communauté enseignante mais ne se remettent pas volontiers en cause. Ils ne sont pas prêts à collaborer, ils recueillent des informations auprès du maître généraliste mais ne communiquent pas sur leur travail.

Défendant ses convictions et n’étant pas prêt aux compromis, le maître E établit seul le dispositif d’aide pour l’élève en difficulté, sans concertation. Les conséquences sur l’élève sont importantes. Ce dernier ressent les relations conflictuelles entre adultes. Le maître E, seul garant du projet d’aide, ne tient pas compte des activités de classe, ne tisse pas de lien entre ce qui est abordé en classe et ce qui est travaillé en séance. L’élève, conscient que deux activités sans lien lui sont proposées, ne s’intéresse plus au travail car il ne progresse pas. Bien au contraire, il est de plus en plus distancé par ses camarades qui suivent normalement la progression de la classe. Le maître généraliste se désintéresse des pratiques du maître E, il ne questionne plus l’élève qu’il abandonne petit à petit.

Tous ces points évoqués, correspondant à ceux de l’hypothèse de recherche, permettent d’émettre des perspectives d’évolution des représentations sociales. Pour que l’élève réussisse à l’école, il est nécessaire de minimiser la catégorisation des personnels. Ce sont les différences de statut, donc les différences de métiers, qui posent le plus de problèmes.

A un niveau personnel, la recherche a permis de faire évoluer nos propres représentations sur les relations entre les maîtres E et les maîtres généralistes. A l’instar des membres de notre groupe social d’appartenance, celui des enseignants spécialisés, nous étions convaincu d’être mal considéré par les maîtres généralistes sans ne jamais penser que nous générions nous-mêmes ces situations. Nous avons commencé cette recherche dans l’optique de comprendre pourquoi les maîtres E étaient mal considérés par les maîtres généralistes. Notre représentation et notre position ont changé. Les maîtres E s’imaginent gardiens d’une profession qu’ils pensent supérieure à celle de leurs autres collègues de l’enseignement du premier degré. Leurs convictions ne leur permettent pas de s’inclure dans une vie d’équipe qu’ils revendiquent pourtant. Ils sont enclins à prodiguer non des conseils mais desdirectives. Nous venons de voir, tout au long de cette recherche, les conséquences de cette attitude sur les élèves en difficulté à l’école.