3.2. Paradigmes

Selon Kuhn, tout système théorique scientifique s’érige en paradigme, qui est un modèle scientifique, fondé sur un « ensemble de convictions » (1962, p. 23) qui offre « une boîte préformée et inflexible » (Op.cit, p. 46). Ce paradigme, la collectivité des chercheurs ne consent à le remettre en cause que lorsqu’une anomalie invalidant le paradigme subsiste, malgré les efforts pour l’intégrer à ce dernier. Pour cette recherche, je me fonde sur trois paradigmes théoriques.

Le premier est psychanalytique, et il reste central, dans la mesure où je souscris au postulat de l’inconscient, aux topiques freudiennes, et à l’interprétation. Sur la psychose, mon modèle théorique de référence est principalement celui d’Aulagnier, parce que son approche me parle et me paraît très éclairante. Dans la mesure où tout modèle est nécessairement limité, de part le fait même d’être un modèle, je ne m’interdis pas de recourir à d’autres modèles lorsqu’ils me semblent faire sens et éclairer de façon pertinente un phénomène. Tout modèle est un prisme de compréhension du monde, une perspective, et je préfère prendre le risque d’incomplétude ou d’imperfection (que tel ou tel modèle ne s’accorde pas avec un autre, ou que le modèle qui permet de conjuguer les précédents modèles n’ait pas encore été finalisé) en mêlant différentes approches, que de m’en tenir à la sécurisation d’un seul modèle, avec les enjeux dogmatiques que cela comporte.

Le deuxième est phénoménologique, en tant que la phénoménologie prône le « retour à la chose elle-même », ainsi que l’explique Maldiney dans son article « Daseinsanalyse : phénoménologie de l’existant ? » : « De quoi faut-il revenir ? De toutes les positions et propositions qui se prévalent de l’autorité de la chose jugée, fût-ce des concepts apparemment les mieux établis. […]. Le courage scientifique s’appelle rigueur. Sous son aspect négatif, elle exclut tous les préalables, c’est-à-dire tout a priori théorique , pratique, ou éthique et aussi toute interprétation, laquelle présuppose toujours une perspective déterminée. L’exemple topique d’une position théorique a priori qui influe directement sur l’observation clinique est la distinction, au départ, du normal et du pathologique ». Le sujet appelé malade « est alors intégralement défini par un réseau de prédicats qui déterminent son essence. Il est tout entier passé en eux, il représente une position dans un système préétabli. Or, position n’est pas situation, état de choses n’est pas mode d’être » (2004, p. 17). En ce sens, la phénoménologie me paraît être un excellent régulateur des dérives dogmatiques que l’on peut retrouver dans toutes les disciplines, et dont la psychanalyse elle-même n’est pas épargnée. La phénoménologie se fonde sur une vision de l’humain en situation, irréductible à toute tentative de réductionnisme scientifique ou nosographique. Par exemple, pour citer encore Maldiney, « un « délire  » est une abstraction. La réalité c’est le délirant, un homme en situation de délire. Ce qui est à comprendre à partir de ses conditions de possibilité, c’est une situation qui est précisément celle-là, et celle d’un homme qui est précisément cet homme-là. Un système universel d’essences ne saurait rendre compte, quel que soit le délirant, de cette situation sienne qui met en cause le propre et l’impropre de son rapport à lui-même. » (Op.cit., p. 23). Ainsi, « si l’homme est un être capable de délirer, c’est que les conditions de possibilité du délire sont inscrites dans l’être-homme. Et voilà bien ce qui est en cause et en question : l’être-homme de l’homme. » (Ibid.) Toutefois, la phénoménologie ne prend en compte que la conscience et la subjectivité, et non pas l’inconscient, puisque, comme a pu l’indiquer Tatossian, « le temps est immanent à la conscience ».

Le troisième paradigme est anthropologique, à titre heuristique, mais aussi car je pense que l’anthropologie, en tant qu’étude des phénomènes culturels d’une société offre un apport considérable à l’approche psychanalytique, ne serait-ce que pour penser des processus collectifs et primitifs. D’ailleurs, la psychanalyse coopère souvent avec l’anthropologie, pour éclairer ou comprendre tel ou tel aspect du fonctionnement psychique sociétal. Il ne s’agit donc pas d’associer ce paradigme avec les autres, au sens où j’ai souhaité le faire sur un plan épistémologique en argumentant en faveur d’une interdisciplinarité entre phénoménologie et psychanalyse (cf. I.4., infra), mais d’utiliser l’anthropologie comme support d’analogie, et matière à réflexion, sur un plan psychanalytique.