4.2. Postulats épistémologiques

Compréhension n’est pas explication

La recherche en clinique ne peut se fonder sur un ordre des causes, confondu avec un ordre des raisons. La causalité (telle cause produit tel effet) répond à un postulat positiviste, qui convient peut-être pour d’autres types de science que les sciences humaines, quoique ce postulat soit de moins en moins partagé par les épistémologues (Bilheran, Albert, 2006). Je lui préfère la notion de compréhension, qui concerne cette fois un ordre des raisons ou motifs, lesquels restent toujours inscrits dans une dimension interprétative et signifiante, celle du langage humain. En psychologie, promouvoir une pensée objectiviste ou positiviste est donc chose courante, mais c’est sans compter sur le postulat philosophique qui fonde une telle pensée, et selon lequel la vérité existe. Mon engagement philosophique sur cette question (et ce ne peut être qu’un engagement) est que la vérité n’existe pas, pas plus que l’objectivité, mais que nous sommes tous pris dans un système complexe d’interprétations et d’intersubjectivités.

Ma pensée de l’interprétation doit beaucoup à Gadamer (1960) et à la compréhension portée par le rapport d’appartenance qui nous relie au domaine dans lequel le regard scientifique découpe son objet : « En effet, ce qui est vrai des sources historiques, à savoir que toute phrase ne peut y être comprise qu’à partir du contexte, vaudra aussi des contenus qu’elles rapportent. Leur signification n’est pas non plus fixée de façon définitive » (§181, p. 195). L’herméneutique se fonde sur la compréhension, que Gadamer définit par un accord, une entente sur quelque chose, un partage du sens commun : « Et si l’on peut dire de deux êtres humains qu’ils se comprennent mutuellement, indépendamment d’un tel « ce sur quoi » ou « ce en quoi », ce qu’on veut dire, c’est qu’ils ne se comprennent pas seulement en ceci ou cela, mais en tout ce qu’il y a d’essentiel aux liens humains. » (Op.cit., p. 198). La prétention de l’herméneutique philosophique est que le sens d’un texte ne peut être compris qu’à partir de lui-même. Mutatis mutandis en ce qui concerne la dimension du texte, c’est d’ailleurs à cet endroit de l’interprétation que phénoménologie et psychanalyse peuvent se rejoindre (cf. I.4., infra).

Transcender l’opposition traditionnelle entre théorie et pratique, pensée et action

La psychologie clinique et la psychopathologie tiennent leur légitimité d’un enracinement fort du côté de la pratique. La difficulté fondamentale consiste à penser les modalités de l’interaction entre le sujet de la recherche et son objet de recherche, qui est la clinique. Loin de l’opposition traditionnelle entre théorie et pratique, universitaires et cliniciens, pensée et action, je souhaite promouvoir par la présente recherche une dialectique féconde. La pensée ne précède pas l’action, pas plus que l’inverse ; induction et déduction me semblent des catégories clairement réductrices, dans un champ où la théorie et la clinique se nourrissent l’une de l’autre. Aucun sujet de recherche n’arrive dépourvu de perspectives théoriques, d’interprétations de lecture ou même d’idéologies, comme une table rase, devant l’objet de sa recherche. L’induction pure n’existe pas. De même, l’objet de la recherche ainsi que les conditions d’effectuation de la recherche orientent toujours le sujet de la recherche. La déduction pure n’existe donc pas non plus. Les critères de scientificité me semblent alors résider dans l’analyse de ces trois éléments et de leurs interactions complexes : sujet de la recherche, objet de la recherche, modalités de la recherche. Toutefois, il demeure une différence fondamentale : la théorie doit servir l’action, en tant qu’œuvre humaine (Arendt, 1961). En psychologie, toute théorie me paraît vaine, si elle n’est pas au service de l’action thérapeutique, dans laquelle elle trouve son efficience essentielle.

Processus psychotiques vs structure psychotique

La grande question nosographique demeure de savoir s’il existe des processus psychotiques dont tout le monde serait porteur, ou bien s’il existe une structure psychotique, irréductible à toute autre. Pour invalider la thèse de la structure, certains travaux de recherche ont démontré combien un individu pouvait basculer vers la psychose dans des situations extrêmes. Sironi, dans ses travaux sur la torture (1999, 2007), évoque les méthodes américaines consignées dans les manuels de la CIA, pour faire basculer un individu dans le champ de la folie. Ce que l’on peut souligner toutefois, c’est que les personnes n’y basculent pas toutes de la même façon, à partir de leur identité psychique propre, et que chacun porte en lui ses propres fragilités, outre l’humaine condition. Le psychisme reste du psychisme, quand bien même il s’organise de temps à autre. Ce n’est que par une prise de position sur des processus psychotiques que l’on peut également expliquer les primo-bouffées délirantes dont ne résulte pas, par la suite, une pathologie avérée.

Cette question a des implications éthiques sérieuses.

Si l’on évoque la notion de structure, alors on peut rapidement concevoir qu’il y aurait des catégories d’individus, « les malades mentaux », et les « normaux ». L’utilisation de la nosographie a donc des incidences majeures sur la perception qu’une société peut avoir des personnes délirantes, à moins que ce ne soient les jugements de valeur d’une société qui orientent l’utilisation de la nosographie à des fins de rigidités catégorielles : « De fait, les jugements de valeur qui sous-tendent toute définition du délire renseignent sur le regard qu’une société porte sur la différence et la marginalité. En somme, ce qui est apparu au cours de notre réflexion, c’est que la stigmatisation sociale du délire souligne le manque d’ouverture d’une société, son enfermement et son intolérance. Le traitement alors réservé au délire est aussi dévolu à la culture, qui ne peut s’élaborer que dans cette marginalité par rapport à la « culture de masse » (terme qui est un non-sens ). Ainsi, l’accueil que réserve une société à la marginalité (délire et culture), est un indice fondamental de son degré d’humanité et de civilisation » (Barthélémy, Bilheran, 2007, p. 112). De plus, là encore, ces rigidités me semblent témoigner d’une prétention humaine qui consiste à vouloir lire le monde au travers de mesures érigées en dogmes.

Par ailleurs, la prise de position sur la structure oriente le soin. En effet, s’il existe une structure, alors pourquoi tenter de modifier ce qui ne peut l’être ? Il arrive que le soin devienne maltraitant par étiquettes. C’est le cas d’un patient que j’ai rencontré et qui avait été diagnostiqué par les psychiatres « schizophrénie simple ». Sa symptomatologie schizophrène le conduisait de façon probable vers un questionnement identitaire radical (à la racine, ou « basal », diraient les phénoménologues). Ce patient questionnait donc tous les soignants qu’il rencontrait pour avoir davantage d’informations sur son identité, dès alors assimilée à la pure étiquette de « schizophrénie simple ». Parfois, je me demande dans quelle mesure les étiquettes et le regard que l’on porte sur le patient ne contribuent pas à fabriquer ce que l’on a voulu croire qu’il était. Il me paraît probable qu’être étiqueté « schizophrène » alors qu’on sort à peine de l’adolescence, et que l’on vous explique que c’est une maladie que vous portez en vous, ne soit pas particulièrement thérapeutique.

Ma posture est donc plutôt humaniste, et privilégie la notion de processus psychiques. Je conçois, à l’instar d’Aulagnier, qu’une symptomatologie est le fruit d’interactions complexes entre une fragilité originaire, une histoire familiale et sociétale, et un environnement. Cette position est difficile à tenir, ne serait-ce que par les référents langagiers employés, puisque l’on parlera plus volontiers d’un patient psychotique que d’un patient en proie à des processus psychotiques. Le passage du qualificatif à l’étiquette est souvent ténu.

Epistémologie de la complexité

Ma boussole épistémologique se fonde sur la pensée de la complexité et de l’approche constructiviste, telles qu’ont pu les définir Morin et Le Moigne (1999). Je ne crois absolument pas à l’idéal positiviste et comtien de l’objectivité, de la dichotomie tranchée entre objet et sujet de recherche, objectivité des méthodes et idéal de vérité une. Selon le commentaire de Bouveresse dans son livre sur Popper, « […] il ne peut y avoir d’observation neutre. Toute observation suppose une théorie préexistante, par rapport à laquelle on puisse définir quel type de phénomène observer. […] on ne peut explorer une région du réel que si l’on sait déjà quel type de phénomène on peut y découvrir. Il est arrivé dans l’histoire des sciences que l’on perçoive les mêmes phénomènes différemment en fonction de l’évolution des théories ; il est même arrivé que l’on néglige des phénomènes que l’on avait sous les yeux jusqu’à ce que la réflexion théorique vienne à en postuler la possibilité a priori. » (1998, p. 34). L’idéal d’objectivité du chercheur n’est donc, en pratique, qu’au mieux un idéal, au pire un leurre : « Quand un chercheur note des observations dites « brutes », ses jugements interprétatifs sont déjà à l’œuvre dans le choix de ce qui est pertinent, dans l’omission de ce qui est tenu pour acquis, et dans le fait de rédiger les données dans une prose qui les présente comme des « choses vues ». » (Barrett, 1999, p. 22). Si, en théorie ces questions ont été travaillées, en pratique il semblerait que nous continuions souvent à nous fonder sur ce référentiel de pensée, parfois à notre insu : comme nous l’indique l’accueil de la physique quantique, il semble que cette posture d’indétermination ne soit pas épistémologiquement aisée à tenir de prime abord, puisqu’il a fallu près de cinquante ans pour que l’ensemble de la communauté scientifique s’approprie véritablement ce concept.

Je souscris bien plutôt à ce constat que fait Blankenburg, et qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à la recherche, me semble-t-il : « Presque toutes les descriptions dites « pures » sont ainsi nécessairement plus ou moins chargées à l’avance de théorie et ce d’autant plus que celui qui fait la description se l’avoue moins » (Blankenburg, 1971, p. 36). C’est aussi en cela que la psychanalyse peut être un réel moteur pour penser le renouveau épistémologique actuel (Bilheran, Albert, 2006), notamment pour interroger la détermination du chercheur par son objet de recherche, qu’il détermine aussi en retour. Le vrai n’est pas vrai en soi, mais est vrai relativement à un temps et un champ d’expérience donnés. Toute collectivité de chercheurs reste fondée sur une croyance, donc des jugements de valeur. Ainsi, « la problématique de l’interaction entre le « réel » extérieur au discours, l’expérience, l’observation et la posture du chercheur est celle qu’il nous parait pertinent de considérer afin de pouvoir penser ce que représentent la légitimité et l’autorité d’un chercheur. » (Bilheran, Albert, 2006).

Les recherches sur le « temps vécu » (Minkowski, 1933) dans la psychose ont déjà été prolixes (cf. I.2. et I.3., infra). On pourrait se demander s’il est bien pertinent que je choisisse un sujet de recherche qui a déjà été traité, et non par des moindres, par des personnes telles que Binswanger, Tellenbach, Minkowski, Fernandez-Zoïla… Je répondrai à cela que cette question du temps demeure pourtant une éternelle énigme pour l’être humain, car le temps est un fondement ontologique dont il ne peut s’abstraire. J’offre une définition préliminaire du temps psychiqueinfra (cf. I.2., infra).Pour ma part, je ne pense pas que l’on soit parvenu à des conclusions suffisamment satisfaisantes en psychopathologie pour être exhaustives, pas plus que je n’ai la prétention que cette thèse le fasse. Mon étude ne consiste qu’en un regard que j’ai voulu original par rapport aux études existantes, et qui, de ce fait, propose une lecture et des conclusions souvent différentes de ce qui avait pu être dévoilé auparavant.

Mes conclusions sont différentes car mes postulats de recherche le sont, donc mon prisme d’interprétation aussi. De fait, la nouveauté de ma recherche consiste en plusieurs perspectives inédites. Tout d’abord et comme je l’ai dit, j’ai voulu asseoir d’autres fondements épistémologiques que ceux utilisés traditionnellement, à partir de la pensée complexe. Au lieu de prendre fait et cause pour un paradigme théorique déjà existant, j’ai souhaité créer un nouveau paradigme, qui concilie une approche phénoménologique et une approche psychanalytique, dans une interdisciplinarité féconde (cf. I.4., infra). Nous n’avons rien à gagner à nous enfermer dans des systèmes fermés, qui empêchent de penser toute la richesse de la clinique. Ainsi, il faut bien constater que, sur la question du temps, la psychanalyse n’a offert que des réponses assez pauvres comparativement aux travaux que la phénoménologie a pu extraire. Or, je crois que la psychanalyse peut éclairer considérablement cette question.