I.2.1. Temps qualitatif/temps quantitatif

Hawking souligne qu’au début du vingtième siècle, la croyance scientifique concernait un temps absolu, d’intervalles entre deux événements sur une même flèche. La théorie de la Relativité (qui stipule que la vitesse de la lumière est la même pour tout observateur, indépendamment de son éventuel mouvement) a remis en question cette croyance : « A sa place, chaque observateur aurait sa propre mesure du temps enregistrée par une horloge qu’il emmènerait avec lui : les horloges emmenées par différents observateurs ne seraient pas nécessairement d’accord. Donc le temps devint un concept plus personnel, relatif à l’observateur qui le mesurait » (1988, p. 185). « Il y a au moins trois flèches du temps différentes. D’abord, il y a la « flèche thermodynamique » du temps, la direction du temps dans laquelle le désordre ou l’entropie croît. Ensuite, il y a la « flèche psychologique ». C’est la direction du temps selon laquelle nous sentons le temps passer, dans laquelle nous nous souvenons du passé mais pas du futur . Enfin, il y a la « flèche cosmologique », direction du temps dans laquelle l’univers se dilate au lieu de se contracter. » (Op.cit., p. 187). Selon l’auteur, ces trois flèches pointent dans la même direction : la flèche psychologique est déterminée par la flèche thermodynamique, et toutes deux pointent dans la même direction. Avec la flèche thermodynamique, le désordre croît dans la même direction de temps, que celle selon laquelle l’univers se dilate : « Supposons qu’un système démarre au sein du petit nombre de systèmes ordonnés. Au fur et à mesure que le temps passe, le système évoluera selon les lois de la physique et son état se modifiera. Un peu plus tard, il est probable que le système sera dans un état désordonné plutôt que dans un état ordonné, parce qu’il existe plus d’états désordonnés. Donc, le désordre tendra à s’accroître avec le temps si le système obéit à une condition initiale élevée d’ordre » (Op.cit., p. 188). Prenons l’exemple d’une mémoire d’ordinateur : lorsqu’elle a interagi avec le système à mémoriser, elle sera dans une configuration donnée. Elle est donc passée d’un état désordonné à un état ordonné. Toutefois, la mémoire utilise une certaine quantité d’énergie, dissipée sous forme de chaleur, ce qui accroît la quantité de désordre dans l’univers. Cet accroissement du désordre est toujours supérieur à l’accroissement de l’ordre de la mémoire elle-même. « Ainsi, la chaleur évacuée par le ventilateur de refroidissement de l’ordinateur signifie que, quand un ordinateur enregistre un ordre dans sa mémoire, le montant total du désordre dans l’univers augmentera encore. La direction du temps dans laquelle l’ordinateur se souvient du passé est la même que celle dans laquelle le désordre croît. » (Op.cit., p. 190). Ce qu’Hawking précise, c’est que la flèche psychologique du temps (sens subjectif de la direction du temps) est déterminée à l’intérieur de notre cerveau par la flèche thermodynamique du temps. « Le désordre croît avec le temps parce que nous mesurons le temps dans la direction où le désordre s’accroît ». (Op.cit., p. 191). Les deux flèches pointent dans la même direction, de même que la flèche cosmologique car les êtres intelligents ne peuvent exister que dans une phase d’expansion : le désordre croît dans la même direction du temps que celle dans laquelle l’univers se dilate.

Toutefois, les analyses de Hawking sont orientées sur cette direction du temps. Malgré ce, il faut bien constater que les mouvements cosmiques et astronomiques sont vécus par l’humain comme des temps de la régularité, de la constance et de la répétition (ex. : la rotation des planètes). Le temps psychologique n’est donc pas nécessairement orienté par une flèche, il peut être vécu sous un angle rythmique.

Par « temps vécu », je reprendrai pour l’instant la définition de Minkowski, qui s’inspire du « temps qualité » de Bergson. Ce « temps qualité » n’est pas le temps mesure, que Minkowski décrit ainsi : « Quand, dans la vie courante, il est question de temps, nous tirons instinctivement notre montre ou regardons le calendrier, comme si tout se réduisait, par rapport au temps, à assigner à chaque événement un point fixe et à exprimer ensuite en années, mois et heures la distance qui les sépare les uns des autres. » (1933, p. 12). De fait, le temps vécu est irréductible au temps mesurable, assimilé à l’espace : « [Le temps] est décomposé en points juxtaposés, et en faisant défiler, mentalement, avec une vitesse supposée très grande, ces points avec les états de conscience qui seraient censés y être, on croit avoir donné un tableau fidèle de l’écoulement de la vie dans le temps. Pourtant, en réalité , le temps vécu ne ressemble à rien dans ce tableau. Synonyme de dynamisme , il se montre néanmoins fort compatible avec les phénomènes de durée et de stabilité (qui sont tout autre chose que l’immobile et le mort ) ; de plus, il existe des phénomènes qui, s’ils s’écoulent dans le temps, contiennent en outre le temps en eux, constituent, si nous osons nous exprimer ainsi, comme des « figures temporelles » ; tels sont, pour ne citer que quelques exemples, le souvenir avec son rappel du passé ou encore le désir et l’espérance qui, tournés par leur nature même vers l’avenir contribuent à le créer et à le recréer toujours à nouveau devant nous » (Op.cit., p. 15). Le « temps qualitatif » de Bergson est aussi assimilé au flux de conscience (Husserl, 1905), à la durée pure, comme l’indique Bergson dans sa conférence « La Perception du changement », faite à l’Université d’Oxford les 26 et 27 mai 1911 : « Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre présent , c'est à un certain intervalle de durée que nous pensons. Quelle durée  ? Impossible de la fixer exactement ; c'est quelque chose d'assez flottant. Mon présent , en ce moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est ainsi parce qu'il me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon attention . Cette attention est chose qui peut s'allonger et se raccourcir, comme l'intervalle entre les deux pointes d'un compas. Pour le moment, les pointes s'écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase ; mais, s'il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m'aurait suffi d'adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé la leçon, et une portion aussi grande qu'on voudra de ce que nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l'étendue du champ que peut embrasser notre attention à la vie ».

Ce temps qualitatif est l’incarnation de l’affectivité et des sentiments, constamment produit et coproduit par les instances des actes de langage (énonciation linguistique, créatrice et évocatrice des catégories temporelles).