I.3.1.2. Bergson ou le temps-durée

Selon Bergson, ce que la science appelle le temps n’est pas réellement le temps, tel qu’il est vécu par notre conscience. Les aiguilles de la montre sont en vérité mesure de l’espace et non du temps. Le temps homogène du physicien se distingue donc de la durée psychologique, telle que notre conscience l’éprouve. Cette durée ne peut être analysée, ni décomposée par l’intelligence. En écho à la pensée husserlienne, l’approche bergsonienne permet d’envisager une genèse de la notion de temps.

Bergson oppose la durée pure (le temps vécu) à la variable numérique « t » (le temps spatialisé). Il s’agit de revenir sur la perception intérieure, afin de cerner, voire simplement discerner nos états de conscience.

La conscience s’accroît sans cesse, et elle ne se sépare pas de ses continuelles acquisitions ; elle est à l’origine de l’idée de succession, qui suppose la mémoire et ne correspond à rien de matériel. Il faut donc penser la succession sans distinction : c’est cela l’intuition de la durée pure. Cette question de la genèse de la représentation du temps naît alors, dans notre esprit, de la spatialisation du fond intime de la mémoire. Dès lors, la connaissance scientifique (le temps spatialisé) n’est pas fausse, mais seulement superficielle.

Le temps mental est le déploiement en éventail d’une mémoire. Dans Durée et simultanéité, Bergson indique que temps qualifitatif (durée intérieure) diffère du temps quantitatif (chronomètres). « La durée réelle est ce que l’on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. » (1934, p. 166). La constitution du temps est liée à la mise en oeuvre d’une relation de simultanéité (mais une question demeure : comment relier la durée et l’espace, le cours de la conscience et celui des choses ; comment tisser des rythmes différents de durée ? Ainsi, « les états de conscience profonds n’ont aucun rapport avec la quantité ; ils sont qualité pure […] » (Bergson, 1889, ch. II).

La pensée et le mouvant distingue la conscience dans le temps et la conscience du temps. La mémoire est la reproduction d’un état de conscience passé, avec ce caractère qu’il est reconnu par le sujet comme passé. C’est pourquoi se pose la question de la restitution fidèle du passé. La deuxième conférence porte sur la perception du changement. Ce chapitre V de l’ouvrage contient le texte de deux conférences que Bergson a prononcées en Grande-Bretagne, les 26 et 27 mai 1911. Dans la première conférence, Bergson critique les Eléates et les « métaphysiciens en général » pour avoir extrait l’homme du temps que la philosophie bergsonienne se propose de réintégrer. Dans la seconde, le mouvement et le changement sont dits indivisibles. Le mouvement est indivisible parce que nous le sentons indivisé.La pure durée n’est qu’une succession de changements qualitatifs et non une juxtaposition de moments homogènes mesurables par lesquels s’introduit subrepticement l’espace. Elle est hétérogénéité pure.La philosophie bergsonienne est une philosophie de l’action. Il n’y a pas de substance sous le changement et le mouvement. Ils sont en eux-mêmes substantiels. Nous substituons des positions au passage.La vue est le sens de l’espace, l’ouïe est le sens du temps. Le propre de l’intuition est de saisir les choses du dedans. La durée, pour être saisie dans la vraie clarté de l’intuition, exige une déconstruction de nos habitudes.C’est l’événement qui fixe ses limites au présent : on désignera par présent le laps de temps qui s’écoule entre le commencement et la fin d’un événement.Bergson conteste la conception augustienne selon laquelle le passé pourrait survivre autrement que par l’intermédiaire du présent, et la mémoire serait un magasin conservant ce passé, dans lequel il suffirait de puiser les souvenirs qui y sont rangés. « Le passé fait corps avec le présent » (Op.cit., p. 170).Le présent au sens large englobe toujours un passé et un avenir proches. Entre dans ce présent tout élément du passé et du futur qui s’articule étroitement avec le présent immédiat, c’est-à-dire qui l’intéresse ou l’influence directement. Le critère retenu par Bergson est la distinction du passé et du présent, « arbitraire, relative à l’étendue du champ […] de notre attention à la vie ». Il n’y a pas lieu d’opposer présent et passé comme ce qui est à ce qui n’est pas, mais comme ce qui est utile à ce qui ne l’est pas. Le cerveau élimine le passé inutile à l’action pour ne retenir que ce qui peut servir le moment présent. Le cerveau est ainsi ce qui permet l’oubli. Le présent est durée, continuité, il est mouvant, très exactement le contraire d’une éternité figée, immuable, c’est-à-dire, étymologiquement, qui ne peut changer.Bergson désapprouve les thèses scientifiques : le mouvement divisible, vision simplifiée et simpliste du monde donnée par les scientifiques, est pour lui une vue de l’esprit. Le Moi est essentiellement durée, changement, états transitoires ou continus. Nous sommes mémoire et anticipation sans rupture.

Dans Matière et mémoire, Bergson distingue la « mémoire-habitude » où le passé est rappelé de façon automatique, et la « mémoire-vraie », où le passé est vraiment visé comme passé. L’habitude est un mécanisme fixé en moi par l’exercice, le souvenir est toujours une image singulière à reconstituer. Le souvenir est enrichi et transfiguré par les événements qui lui succèdent et qui ne manqueront pas de se projeter sur lui à l’occasion des évocations futures. La mémoire se caractérise par son infidélité, et l’oubli remplit une fonction de défense. « L’objet a beau rester le même, j’ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j’en ai n’en diffère pas moins de celle que je viens d’avoir, quand ce ne serait que parce qu’elle a vieilli d’un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent . Mon état d’âme, en avançant sur la route du temps , s’enfle continuellement de la durée qu’il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. Á plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs , etc., qui ne correspondent pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu’il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l’attention une direction nouvelle » (Bergson, 1907). L’état psychologique est en variation permanente, avec une apparente discontinuité, alors qu’en réalité la durée permet « une pente douce » de la conscience, loin d’états successifs et hachés, qui apparaissent comme tels en surface : « Quand je promène sur ma personne, supposée inactive, le regard intérieur de ma conscience, j’aperçois d’abord, ainsi qu’une croûte solidifiée à la surface, toutes les perceptions qui lui arrivent du monde matériel. Ces perceptions sont nettes, distinctes, juxtaposées ou juxtaposables les unes aux autres ; elles cherchent à se grouper en objets. J’aperçois ensuite des souvenirs plus ou moins adhérents à ces perceptions […]. Ces souvenirs se sont comme détachés du fond de ma personne, […] ils sont posés sur moi sans être absolument moi-même. […] Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose. C’est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d’écoulement qui n’est comparable à rien de ce que j’ai vu s’écouler. C’est une succession d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède. Á vrai dire, ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai déjà dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d’une vie commune, que je n’aurais su dire où l’un quelconque d’entre eux finit, où l’autre commence. En réalité, aucun d’entre eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres.

C’est, si l’on veut, le déroulement d’un rouleau, car il n’y a pas d’être vivant qui ne se sente peu à peu arriver au bout de son rôle ; et vivre consiste à vieillir. Mais, c’est tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui d’un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route, et conscience signifie mémoire » (Bergson, 1934, p. 176-177).