I.3.1.3. Husserl et la phénoménologie transcendantale

Pour Husserl, l’être n’est pas un simple concept mais est donné à une vision catégoriale analogue à la vision sensible. Il s’agit de confronter temps et temporalisation. En 1928, dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, éditées par Heidegger, Husserl se propose de retrouver les data phénoménologiques recouverts, dans la pensée commune et scientifique, par les objectivités du monde de la nature, mais qui sont les véritables sources de celles-ci.

La méthode de réflexion est transcendantale puisqu’elle fait vœu d’un retour à des actes de conscience qui, une fois purifiés de toute imagination adventice, peuvent être l’objet d’une perception pure, la perception pure du temps phénoménologique.

Dans le « présent psychique », la conscience de succession s’accomplit avec la distinction nette de moments successifs. Comme dans une mélodie, pour parler des phases d’un son, il faut d’abord présupposer l’unité de l’objet temporel qu’est le son (c’est-à-dire son devenir propre) : la phénoménologie est donc reportée à la constitution de l’objet temporel immanent. Husserl postule ainsi que la continuité d’écoulement des diverses phases d’un son est due à la continuité des modes d’écoulement des divers instants de la durée du son, ce qui présuppose la continuité de ces différents instants eux-mêmes. Husserl ne peut éviter de doter « l’impression originaire » d’une situation temporelle propre, ni d’en faire le critère d’une simultanéité universelle. Cela évoque le mécanisme cinématographique de Bergson. Á partir de la conscience du temps perpétuellement mobile se constitue un temps objectif, « un, homogène, continu ».

L’analyse husserlienne est purement descriptive des vécus de la pensée et de la connaissance, dans une visée de retour réflexif aux vécus. Elle pose ainsi une différence d’essence entre ce qui appartient à la conscience et ce qui appartient au monde extérieur, entre l’immanent et le transcendant. L’acte de conscience se révèle comme une intentionnalité, visée d’un objet qui lui demeure transcendant. La question alors se déplace sur la constitution de l’objet dans le sujet. Le flux de la conscience dans son auto-constitution rend possible celle de tous les autres objets. Le temps est la difficulté ultime. Dans les Ideen, Husserl insiste sur la nécessité de laisser de côté, dans cette introduction à la phénoménologie, « l’énigme de la conscience du temps », sur lequel se fonde toute conscience d’objet. C’est au niveau de la constitution originelle de la conscience comme conscience une, que nous rencontrons l’absolu « définitif et véritable », c’est-à-dire le continuum temporel qui lie des vécus nécessairement à d’autres vécus, de sorte qu’ils appartiennent tous à un même flux de vécus. La spécificité du questionnement phénoménologique consiste à mettre d’emblée le temps objectif « entre parenthèses », pour ne s’interroger que sur le temps « immanent » de la conscience. Husserl opère ainsi la critique du « dogme instantané de la conscience », en instaurant le divorce entre temporalité et conscience : la perception d’un objet temporel ne comporte pas en elle-même de temporalité, mais saisit au contraire son objet dans l’unité d’une intuition instantanée. L’enjeu réside dans la pensée de l’intimité du temps et de la conscience, dans l’activité perceptive. La conscience n’est pas purement impressionnelle (marquée par l’impression sensorielle présente), mais encore rétentionnelle et protentionnelle (les phases sensorielles ne se juxtaposent pas les unes aux autres, mais sont liées ensemble selon une modification continue, par laquelle elles sont à la fois retenues et anticipées, durant toute l’extension de l’acte perceptif). La rétention c’est le souvenir primaire. La remémoration, c’est le souvenir secondaire par lequel on rend présent un passé qui avait cessé de l’être. La rétention du tout juste passé dans le présent est une dimension immédiate et originaire de la conscience perceptive, sans laquelle celle-ci ne pourrait jamais être perception d’un objet. De même, à la conscience perceptive appartient la protention, à savoir l’anticipation de l’à-venir proche, sans laquelle il n’y a pas davantage de conscience d’unité.

Husserl stipule donc une double intentionnalité de la conscience : l’intentionnalité « transversale », par laquelle la conscience se dirige vers un objet transcendant, et l’intentionnalité « longitudinale », par laquelle la conscience se vise elle-même et constitue sa propre unité, par rétention et protention. La limite interne du pouvoir constitutif de la conscience est qu’elle ne peut s’apercevoir elle-même qu’au passé. Le sujet vient toujours trop tard ; il est précédé par le flux même du temps.

Avec la réduction phénoménologique, le champ phénoménologique s’étend désormais plus loin que les seuls vécus, les cogitationes, et inclut leur objet, leur cogitatum. La conscience phénoménologique trouve donc, sans sortir d’elle-même, l’accès au-dehors, au transcendant. Elle se comprend elle-même comme constituant le sens des objets du monde. Mais la relativité du sens de la réalité empirique par rapport à la conscience transcendantale ne consiste nullement à réduire le réel à la subjectivité. Le temps s’offre ainsi comme l’horizon de la compréhension de l’être : la détermination du sens de l’être trouve son origine dans le temps.