I.3.1.4. Heidegger ou le temps corrélé au vécu de la mort

Heidegger pose la question de l’être et du sens de l’être. Le Dasein se découvre comme étant toujours déjà là : « nous sommes embarqués ». Il se compose de :

  1. La Geworfenheit (être jeté : facticité, déréliction)
  2. Existenz (existence)
  3. Seinbei  (être auprès de)

Toute question relative au Dasein se pose en-deçà de son origine, toujours déjà jeté dans l’existence, sans l’avoir choisi.

La déréliction constitue le Dasein comme « ayant été », racine ontologique de la division temporelle du passé. L’existence, c’est le caractère qui porte le Dasein à être constamment en avant de lui-même, par la compréhension (Verstehen) et le projet (Entwurf). Enfin, l’existence est la source de la dimension temporelle de l’à-venir ; le temps originel s’engendre à partir de l’à-venir.

Le Sein bei est l’être auprès de : le Dasein est constitutivement en présence de quelque étant autre que lui-même, vers lequel il se tourne et se transcende. Car « l’existential » (terme qui désigne les catégories constitutives de l’être-là) se signifie temporellement comme présence originaire. Ainsi, le Dasein se manifeste comme double et inséparable mouvement de prospection et d’introspection au sein de la présence, dans l’être au monde (In-der-Welt-sein) : le monde est le lieu de toutes les significations, le toute finalisé de ce qui est signifiable. Le Dasein ne saurait se confondre avec l’étant qu’il vise. Le Dasein se temporalise essentiellement. En conséquence, la compréhension de l’être et la temporalisation sont originelles au même titre.

Heidegger distingue deux modes d’existence : le mode du « On » (das Man), et le mode d’existence authentiquement résolue (Entschlossenheit), où l’être existe selon ses propres possibilités, irréductibles à toute autre. Le Dasein est aussi l’être pour la mort (Sein zum Tode). Il débute dans l’inauthenticité et le plus conscient y demeure, même s’il peut conquérir l’authenticité, quête précaire et constamment remise en question, ce qui n’est pas sans rapport avec la démarche du sujet dans la cure analytique.

Le Dasein est historique, dans la dimension d’une histoire personnelle, limitée, et dans la dispersion des trois ek-stases temporelles, qui constituent son ouverture au monde : la rétrospection vers la situation originelle, le projet de soi dans l’existence et présence à autrui. Dès lors, c’est à partir du temps que nous comprenons l’être, d’un être qui ne peut plus être compris comme un sujet centré sur lui-même. La question du temps est celle qui seule peut donner accès à ce qui constitue l’humanité comme telle, par le biais de la notion de finitude. La temporalité est la question métaphysique par excellence.

Heidegger s’inscrit donc contre la représentation vulgaire du temps qui se réduit à la pure subsistance d’une suite infinie de maintenant. Il exhorte davantage à déployer les autres dimensions temporelles à partir du présent, c’est-à-dire d’un maintenant ponctuel (et non plus à partir de l’avenir). Dans un cours du semestre d’été 1930, De l’essence de la liberté humaine, Heidegger précise sa démarche conceptuelle : « Nous ne questionnons ni l’être seul, ni le temps seul, nous ne nous enquérons pas non plus de l’être et aussi du temps, mais nous nous enquérons au contraire de leur coappartenance intime et de ce qui en jaillit ».

Dans une leçon d’habilitation du 27 juillet 1915, Le concept de temps dans la science historique, il avait déjà opposé le temps physique au temps historique : la conception du temps en physique est de rendre possible la mesure, comme moment nécessaire de la définition du mouvement. Donc, en physique, le temps est pensé comme écoulement uniforme, identifié à l’espace, aux antipodes du temps historique, caractérisé non par son homogénéité et sa spatialité mais par son hétérogénéité qualitative. La science historique ne travaille pas avec des quantités mais avec des significations et des valeurs, ce qui nous rappelle la conception de Bergson dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Le vrai temps n’est pas celui de la physique mais se caractérise par la diversité et l’hétérogénéité. Heidegger souligne qu’il n’est pas question de chercher l’origine du temps ailleurs qu’en nous-mêmes, dans cette temporalité que nous sommes. Il faut donc transformer la question « qu’est-ce que le temps ? » en une autre : « qui est le temps ? », et se demander si nous ne sommes pas nous-mêmes le temps. Le Dasein est le temps. La mesure du temps n’est possible que par l’intermédiaire de l’âme ou de l’esprit ; mais en outre, l’être humain a une relation tout à fait particulière au temps puisque c’est à partir de lui que peut être déchiffré ce qu’est le temps. Il n’est donc pas dans le temps mais il est en son fond temporel, il est temps. L’horloge n’indique pas la durée, mais uniquement le « maintenant », tel qu’il est fixé à chaque fois par rapport à l’action présente, passée ou à venir. Le Dasein n’est pas simplement dans le temps mais c’est le temps qui est au contraire la modalité propre de son être. La temporalité propre du Dasein se distingue ainsi de l’intratemporalité des choses du monde, et n’est accessible au Dasein que lorsque celui-ci se comprend lui-même comme un être mortel, c’est-à-dire lorsqu’il anticipe sa propre fin, son propre être révolu, comme ce qui constitue la possibilité extrême de son être, et non pas comme un simple accident qui lui surviendrait de l’extérieur. Par cette anticipation de la mort, le Dasein se donne à lui-même son temps. Heidegger pose donc la question du kairos, des caractères kairologiques de la vie, qui se comprend à partir d’elle-même en tant qu’elle a une « structure herméneutique », de par sa capacité de se comprendre et de s’interpréter. Le kairos est une notion extraite de la médecine hippocratique : elle désigne le moment opportun, où il convient de pratiquer une intervention médicale. Ainsi saisir le kairos, c’est agir au bon moment, qui ne peut être que celui-là, ni un moment antérieur, ni un moment ultérieur.

Il convient de renoncer à maîtriser le temps au moyen du calcul, à l’objectiver sous la forme de ce temps qui n’est pour tous que parce qu’il n’est pour personne, et que Heidegger nomme le temps du « on » (lequel est, paradoxalement, le seul moyen d’« avoir » le temps en tant que temps véritablement mien). Le temps est le véritable principe d’individuation, ce à partir de quoi le Dasein est à chaque fois mien. Dans le lien avec la mort, chacun se trouve seul face à ce qui constitue le caractère unique de son destin : cette solitude extrême crée une expérience de l’impartageable et, en même temps, rend identique à tous les autres.

Dans un cours du semestre d’hiver 1929-1930 (De l’Essence de la liberté humaine), la question fondamentale s’énonce en ces termes : « quelle est l’essence du temps pour que l’être se fonde en lui et que dans un tel horizon la question de l’être comme problème directeur de la métaphysique puisse et doive nécessairement être déployée ? »

Si, comme Augustin et Husserl, Heidegger pense une co-originarité des trois dimensions du temps, il ne la pense en revanche ni au sens de la triple présence du passé, du futur et du présent dans la mémoire, l’attention et l’attente (Confessions, livre XI), ni au sens de l’unité de la protention et de la rétention, du passé et du futur immédiats, dans le présent vivant husserlien (Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps). Car, dans ces deux cas, le privilège est dévolu au présent (le présent éternel de Dieu chez Augustin, qui contraste avec la « distension » de l’âme créée ; et la présence à soi de la conscience qui est capable de surmonter par elle-même sa propre dispersion et de se rassembler, chez Husserl). Heidegger ne pense pas la temporalité sur le fond d’une présence à soi infinie (celle de Dieu ou de l’ego transcendantal), mais comme le mode d’être d’un existant qui n’est pas originairement présent à soi mais a plutôt à devenir ce qu’il est). C’est donc le moment de l’existentialité qui porte tout le poids de la temporalité : c’est à partir de l’existence que la temporalité propre du Dasein se temporalise, d’où le primat accordé cette fois à l’avenir. Le Dasein est « zukünftig », à venir. L’avoir été, le « gewesen sein », est le phénomène originaire de ce que nous nommons passé. L’avenir qui rend présent en ayant été, et c’est là ce qu’Heidegger nomme temporalité. La temporalité d’un sujet ne constitue pas le sens interne d’un sujet, mais se révèle comme le « hors-de-soi » originaire en et pour soi-même : l’ekstatikon (le fait de sortir de soi). L’avenir, l’avoir-été et le présent sont des ekstases de la temporalité. La temporalisation est mouvement ou événement pur, et non sortie de soi d’un sujet qui serait d’abord en soi. Selon Heidegger, il ne convient pas de penser la temporalité comme un étant qui en serait la raison ou le support en donnant au temps une subsistance, celle des « maintenant » successifs. Mais la temporalité ekstatique permet de rendre possible la permanence du soi, la Selbst-ständigkeit.

L’autonomie du Dasein n’échappe pas au temps mais le constitue temporellement comme tel. Le Dasein pourtant continue d’exister de manière finie. La temporalité ekstatique n’en est donc pas moins une temporalité finie, une manière dont le temps se temporalise. La thèse de la finitude originaire de la temporalité consiste uniquement à fixer le caractère phénoménal de la temporalité originaire qui ne se donne à voir que comme ce « projet jeté » qu’est le Dasein, c’est-à-dire comme un pouvoir-être dont l’avenir est clos, et dont le fondement est nul. Le temps n’est pas, il se temporalise, et cette temporalisation ne résulte pas de la succession des « ekstases » temporelles, mais s’accomplit dans leur co-originarité. Il y a donc des modes différents de temporalisation, selon que la priorité est donnée à telle ou telle ekstase, rendant possible la multiplicité des modes d’être du Dasein. En tant qu’il autorise la constitution de la structure articulée du souci, le temps est originairement temporalisation de la temporalité. La constitution d’être du Dasein n’est possible que sur la base de la temporalité. Enfin dans les Chemins qui ne mènent nulle part , Heidegger défend une logique de l’après-coup, d’un passé qui est devant soi, d’une dialectique du refoulement/refoulé : l’inconscient échappe donc à une logique du temporel.

En résumé de cette analyse de la philosophie heideggerienne du temps, nous pouvons souligner son importance d’un point de vue psychanalytique, sous trois angles : tout d’abord, la pensée de la mort est structurellement déterminante pour la psyché de l’individu ; ensuite, le vécu est toujours articulé en trois dimensions, qui requièrent l’accès au temporel et à ses modalités d’existence ; enfin, le sens de l’être ne s’acquiert que dans la temporalité. Or le sens de l’être en psychanalyse, c’est son identité psychique.