I.3.2.1. Freud

Nous n’évoquons ici que brièvement la conception freudienne, car elle sera développée à maintes reprises au cours de cette recherche. Ce qu’il convient de retenir de la conception freudienne, c’est tout d’abord la théorie de l’atemporalité de l’inconscient (zeitlos, sans le temps), à partir de l’analyse du rêve, qui n’est pas régi par une succession ordonnée passé-présent-futur. L’appareil psychique est pris dans cette double vectorisation, tendue tantôt vers l’avenir, tantôt vers le passé, dans le pur présent du rêve, lorsque le cours des excitations devant conduire de la pensée à l’action est impossible. Le travail sur le rêve propose deux types de référence au temps : celle qui reconnaît les marques de son passage, en tire les conséquences, et celle qui y résiste et réussit à ne pas en tenir compte, encore favorisée par la régression induite par le sommeil. La régression topique du rêve est donc à distinguer de la régression temporelle ; il s’agit moins de revenir à un passé constitué qu’à des modes d’expression révolus (processus primaires, moins différenciés que les processus secondaires et antérieurs à eux). Le processus est dit primaire car il répond à un régime psychique considéré comme ayant existé en premier, mais guère présent dans la conscience, selon les apparences. La régression peut s’installer sélectivement sur des processus formels suscitant des réserves de sens. Dans certains cas, la régression est plus globale, entraînant un retour expressif et de structure, procédant à une vraie résurgence du temps supposé aboli, comme dans la régression dynamique de la psychose. Le rêve met en œuvre une temporalité démembrée, intuition première d’un temps non unifié (cf. IV.2., infra).

Cet éclatement du temps est le résultat du travail inconscient. Ce travail se retrouve bien entendu dans tous les domaines d’interaction entre le sujet et le réel ; ainsi dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, l’oubli est vu comme le résultat du refoulement des représentations dans l’inconscient, refoulement motivé par le déplaisir. Dès lors, à partir de Freud, se pose la question méthodologique suivante : quel concept de temps faut-il utiliser pour traduire le rapport du sujet au réel en vertu non seulement de sa perception et de son vécu conscients, mais encore de sa relation inconsciente aux choses, aux êtres et à ses propres affects ? Que signifie cette atemporalité des processus psychiques ? (cf. IV.1., infra)

Jusqu’en 1923, Freud ne s’est pas beaucoup soucié du problème du temps, mais c’est après l’introduction de la deuxième topique qu’il y revient (cf. IV.2.1.2., infra). Le bloc-notes magique contient essentiel de la pensée de Freud sur le temps conscient. Dans Au-delà du principe de plaisir, il nous présente aussi le modèle temporal du fort-da, avec l’alternance disparition-retour et l’alternance présence-absence. Le bloc-notes magique confère l’image du décollement du papier qui reçoit l’inscription, de la surface de cire qui en a conservé la trace. Le système perceptif est ainsi discontinu, en raison de la capacité requise d’être toujours prêt à recevoir de nouvelles excitations, ce qui appelle l’effacement des traces qu’il a recueillies, sitôt après qu’elles ont fait leur office par l’opération de leur inscription. En parallèle s’inscrit le processus actif permanent de successions d’investissements et de désinvestissements, ce qui procède à l’effacement de traces de précédents souvenirs. Ce mode de fonctionnement est caractéristique de la conception freudienne du temps. Pour Freud, en effet, connaître, c’est reconnaître. Il demeure toujours une discontinuité : un temps 2 successif à un temps 1 antérieur ; c’est le rapport t1-t2 qui est important. Le temps ne peut ainsi jamais faire coïncider le moment de son expérience et celui de sa désignation (cf. IV.3.1., infra). Avec la notion d’après-coup, le passé se déplace dans le présent et n’est rendu efficace que dans un second temps, avec une dimension posthume. La répétition est le propre de la pulsion, au-delà du principe de plaisir qui la constitue. La pulsion de mort est ainsi l’expression démoniaque de la compulsion de répétition. Le remaniement au présent d’éléments issus du passé leur confère un sens après-coup. C’est pourquoi Mijolla-Mellor précise que la théorie freudienne ne s’inscrit pas dans une temporalité linéaire, mais dans un temps qui « zigzague et se chevauche lui-même » (2001, p. 7).

Freud a par ailleurs également étudié la mémoire, en lien avec la temporalité psychique. Nous exposerons sa conception ultérieurement (cf. IV.4., infra). En outre, ses travaux ont développé la notion de deuil pathologique, ainsi que nous l’examinerons ci-après (cf. III.3., infra). En convoquant l’inconscient, la cure analytique provoque l’appel à une temporalité autre, par le biais de la remémoration et de la répétition. La remémoration est essentielle. Les premières cures relatées par Freud en effet se fondent sur la réminiscence : l’hystérique souffre de réminiscences et est guérie par un travail de mémoire (Erinnerungsarbeit). Les Etudes sur l’hystérie portent sur l’organisation de la mémoire. Selon Freud, « Tout se passe comme si l’on dépouillait des archives tenues dans un ordre parfait ». Mais cet ordre est multiple, d’après un classement chronologique, thématique, par mots-clés, ampleur du traumatisme et degré d’accessibilité. La trace mnésique est conçue selon la métaphore de l’archive, ou pour Lacan du « signifiant en dérive ». La cure doit ainsi d’après Freud : « combler les lacunes de la mémoire ». L’analyse se propose pour finalité la reconstruction de l’histoire du sujet, et sa réappropriation par lui-même, dans une quête d’identité. La rémanence des événementspsychiques n’est attestée que par leur actualisation en séance. Le temps interne à la cure ne saurait se mesurer. Dans la Métapsychologie, Freud indique : « les processus du système Ics ne sont pas ordonnés temporellement, le temps ne les modifie pas ». Avec Malaise dans la civilisation, Freud cherche à rendre sensible ce qu’est le temps de notre « être psychique » : Rome par exemple est la ville transtemporelle. Les temps s’y juxtaposent, s’y mêlent, emboîtent et entrelacent, comme dans le psychisme, sur diverses strates.

En conclusion, forcément provisoire, Freud oscille entre une perspective diachronique, s’appuyant sur l’enfance (où la sexualité, le désir inconscient et la perte d’objet sont en jeu) et une perspective structurale (opposant des systèmes psychiques différemment organisés). Les deux axes, historique, et structural, se complètent. La recherche d’une étiologie à l’organisation psychique d’un sujet ne saurait se départir d’une investigation de la notion de temporalité .