I.3.2.2. Aulagnier

L’œuvre d’Aulagnier propose une adaptation de la pensée philosophique du temps à la clinique. Au cours de ce travail, nous reprendrons nombre de ses concepts, que nous développerons en temps utile.

L’œuvre d’Aulagnier entend réinterroger la métapsychologie freudienne, à partir de la clinique des psychoses, ce qu’elle initia avec La Violence de l’interprétation. Deux autres ouvrages devaient suivre, intitulés Les Destins du plaisir, aliénation, amour, passion (1979), et L’Apprenti-historien et le maître-sorcier. Du discours identifiant au discours délirant (1984). Á partir de 1961, une longue série d’articles allait être publiée, pour l’essentiel dans Topique, revue qu’elle dirigeait depuis sa création en 1969, puis rassemblés dans Un interprète en quête de sens (1986).

Aulagnier constate l’œuvre de Thanatos dans la psychose, qu’elle définit comme « désir de non-désir ». L’originalité de son apport eu égard à la conception freudienne est l’introduction de la dimension du futur. Ce qui se pose comme un temps futur pour le sujet est en fait la répétition du temps passé d’un autre : la mère et le père, qui l’anticipent pour leur enfant. L’anticipation pose le futur d’un sujet comme déjà advenu avant même qu’il ait été là et ait pu le concevoir : « Le propre du Je est d’advenir en un espace et un monde dont la préexistence s’impose en lui. D’emblée le Je rencontre un avant de lui-même, un ailleurs, un différent » (1984, p. 203). Le fatum de la condition humaine est d’avoit été anticipée avant d’exister. L’effet d’anticipation est d’attirer le futur dans le présent, ce qui ne peut se faire, de façon paradoxale, qu’en reproduisant un passé, essentiellement celui de la mère (« le dire et le faire maternels anticipent toujours sur ce que l’infans peut en connaître », Op.cit., p. 36). Ainsi, l’être humain est toujours confronté à une demande qui excède les capacités de sa réponse, par où se marquent la tension de l’idéal et le mouvement même de la vie. Le désir d’enfant de la mère s’enracine dans une sorte d’origine absolue où toute temporalité est abolie. « Le « un enfant » ici en cause reste fort proche d’un soi-même que l’on pourrait se réapproprier comme un désiré auto-engendré, qui permettrait que l’on ne soit jamais dépossédé de ce qu’on désire avoir » (Op.cit., p. 147). Mais l’enfant inaugurera un temps à soi aux dépens de ses parents. Ce temps anticipé, le sujet le récupèrera en partie dans l’investigation qu’il pourra faire ultérieurement sur sa préhistoire, sauf si un interdit de mémoire est posé par la mère, comme c’est le cas dans la psychose. Il y a une nécessité de récupérer ce premier paragraphe de l’histoire personnelle que le sujet ne peut attendre que du discours parental. Dans le cas contraire (dans la psychose), le Je n’a pas de possibilité d’advenir à part entière. Or, le Je est inclus dans la temporalité. Le savoir du Je sur lui-même est celui par lequel il s’auto-définit (« Le Je n’est rien d’autre que le savoir du Je sur le Je », Op.cit., p. 28), et concerne son passé et son devenir. Le Je a à gérer « l’irruption dans la psyché de la catégorie de la temporalité, et par là le concept de différence dans ce qu’il a de plus difficile à assumer : la différence de soi à soi » (Mijolla-Mellor, 1998, p. 35). En somme, l’accès à la temporalité est le propre du Je et ce qui le constitue comme tel. C’est là où le psychotique échoue, car il ne peut dépasser l’injonction que rien ne change, qu’en ignorant la temporalité, voire en bâtissant une certitude délirante sur l’inexistence du temps. Le sujet non psychotique aura à parcourir la ligne du temps dans la direction de l’autohistorisation (y compris celle qui le ramène à sa préhistoire) et du projet identificatoire. L’autohistorisation doit apporter au sujet le sentiment d’une continuité temporelle, et donner à la construction historique un pouvoir d’explication par rapport au présent, et de prévision à l’égard de l’avenir, afin de « transformer l’insaisissable du temps physique en un temps humain qui substitue à un temps définitivement perdu, un temps qui le parle » (1984, p. 196). En définitive, « La tâche du Je, c’est de devenir capable de penser sa propre temporalité : il lui faut pour cela penser, anticiper, investir un espace-temps futur alors même que l’expérience du vécu va assez vite lui dévoiler que ce faisant il investit non seulement un non-prévisible mais un temps qu’il pourrait ne pas avoir à vivre. En d’autres termes il investit un « objet » et un « but » qui possèdent les propriétés dont le Je a le plus horreur : la précarité, l’imprévisibilité, la possibilité de faire défaut » (1979, p. 22).

Dans la psychose, l’autohistorisation est empêchée (cf. V.4., infra). « L’anhistoricité dans la psychose ne signifie pas que le psychotique échappe au temps , mais que l’accès à la pensée du temps lui est interdit. Face au diktat d’avoir à être seulement ce qu’il est supposé avoir été, le psychotique ne va pas renoncer au temps mais créer dans le délire une néo-réalité dont le fondement sera une néo-temporalité » (cf « le conflit psychotique », 1986, p. 419). La temporalité est donc co-extensive de la vie du Je, et dans la psychose, il s’agit presque d’une aliénation (de type hegelien) au temps.