I.3.3. Phénoménologie psychiatrique

La phénoménologie psychiatrique s’inspire de la phénoménologie philosophique. Cette approche consiste à utiliser le courant phénoménologique en philosophie pour décrire les vécus psychiques des malades mentaux. Ce courant contemporain débute avec les études marquantes en psychopathologie de Jaspers (1912), Gebstattel, Straus, Minkowski, puis se poursuivent avec celles de Binswanger (1960), de Tellenbach (1961), de Fernandez-Zoïla (1976), Tatossian (1997). La psychopathologie phénoménologique se fonde sur « le retour aux choses elles-mêmes » (Husserl), fondées sur l’intuition et le monde du vivre (Lebenswelt) : « Il ne s’agit, rien de plus, rien de moins, que de s’en tenir à l’expérience, […] ne pas ajouter à l’expérience une théorie prédonnée, même implicite, […] ne pas enlever ce qui en elle est trop évident, par là habituellement non questionné parce que non problématique […]. Il n’y a rien à chercher derrière les phénomènes, ni base anatomique, physiologique ou psychologique, ni même une maladie, bref aucun être objectivement préétabli et conceptuellement préformé auquel il faudrait ramener les données de l’expérience. La connaissance des phénomènes n’est plus d’ordre inductif mais intuitif » (Naudin, Pringuey, Azorin, 1998). L’attitude phénoménologique se fonde sur une suspension du jugement (épochè) à l’égard des faits en présence desquels nous sommes placés.

Parmi les troubles d’ordre psychiatrique, ceux du temps vécu (expérience et subjective du temps) s’illustreraient par une stagnation (mélancolie, schizophrénie), dont les symptômes présentés par les patients seraient l’expression. Les psychiatres phénoménologues distinguent deux formes de temps vécu : temps immanent au sujet, éprouvé et conscient (erlebte Zeit) et temps pré-conscient, rythme du déroulement vital, appartenant au devenir, ou temps vital (gelebte Zeit). Le temps immanent (erlebte Zeit) : temps impliqué dans les troubles névrotiques. « Le temps psychologique et conscient rend compte des névroses car ici, le vide du présent est éprouvé par le malade et exprime le conflit de deux conceptions incompatibles de la réalisation de soi, aboutissant à un blocage de la décision existentielle qui seule pourrait le libérer. […] Le temps en jeu dans les psychoses est tout différent : c’est un temps vital, un temps pathique et non gnosique, […], il se confond avec le pouvoir-vivre » (Tatossian, 1979). Tous insistent sur l’unité de l’être dans son rapport au temps vécu (conscience, perception, sentiment, et tout autre état d’âme selon Minkowski).

Les études phénoménologiques se sont appliquées à distinguer différentes modalités du temps vécu en fonction des types de psychose. Minkowski et Binswanger ont ainsi développé ce que pouvait être une temporalité maniaque, où le temps se réduit à l’instant, au maintenant sans présent (c’est-à-dire sans la potentialité de déploiement dans le temps que permet le présent, traversé par le souvenir du passé et le projet à venir). Cette « momentanéisation absolue » (Tatossian, 1979) se retrouve également dans la mélancolie (cf. III.4., infra). Dans la schizophrénie, le temps vécu est figé, dans un trouble majeur du rapport existentiel au temps, lié à la « perte de l’évidence naturelle » (Blankenburg, 1971). Minkowski (1933) évoque par exemple le cas d’un patient schizophrène qui lui dit en entretien la phrase suivante : « je vis un maintenant d’éternité ». Binswanger (1957a), dans son étude sur cinq cas de schizophrénie, stipule que la présence à soi et au monde est amputée par un présent temporel « paralysé », discontinu, en retard ou en avance, disloqué, discordant. Fernandez-Zoïla (1976) exposera ultérieurement la temporalisation brisée du schizophrène, marquée par des décalages, des dischronies, des brisures étagées dans la temporalisation elle-même.