I.4.1. Une pluridisciplinarité ?

En pratique, il existe tout d’abord une pluridisciplinarité entre les deux disciplines. De fait, selon Nicolescu, la pluridisciplinarité « concerne l'étude d'un objet d'une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois » (1996).

La perspective phénoménologique interroge les états de conscience présents (ennui, mélancolie, asthénie…), les mouvements d’anticipation (angoisse de la mort, attente, projet, espoir…), le contact vital avec le monde et autrui, ainsi que les vécus temporels dans l’intersubjectivité. Elle se situe davantage dans le descriptif que dans la recherche de motivations et de raisons qui permettraient de comprendre tel ou tel vécu temporel. En cela, et ainsi que l’indique Binswanger (1945-1957), elle n’envisage pas de nœuds traumatiques dans le développement de l’organisation psychique, et insiste plutôt sur la structure d’être-présent qui confère à chaque événement sa portée existentielle et qui s’organise en actualisation, y compris dans la pensée de la mort. C’est pourquoi la phénoménologie, par ses présupposés, décrit le temps présent, dans les états de conscience présents, mais également dans son appréhension du temps futur, dans la dimension du projet. En revanche, si elle peut s’occuper du sujet comme être historique (trajectoire), elle ne se préoccupe pourtant pas de l’historicité du sujet, si l’on entend par historicité la capacité de se prendre pour sujet capable de mettre en intrigue historique son passé et d’accéder à une identité narrative sur lui-même, et ce, à moins qu’elle ne se métamorphose en une herméneutique (Ricoeur, 1965). Dès lors, le regard phénoménologique porté sur les psychoses souligne l’importance de l’existence et de son expressivité, quels que soient les modes employés par le patient (délire, hallucinations, créations de mots…).

Cette étude de la perception du temps présent recoupe une clinique de la désorientation temporelle et spatiale, une clinique de la mélancolie et une clinique de l’intersubjectivité dans le rapport temporel à l’autre (autrui ou l’observateur). L’orientation temporelle et spatiale du patient est ainsi interrogée dans sa signification affective et psychique (par exemple, sentiment de ne pas savoir l’heure, de ne plus se repérer dans les jours etc.). La clinique de la mélancolie interroge ce nœud subjectif de fixations psychiques qui est en lien avec l’élaboration de la psychose (par exemple, vécus d’ennui, créativité etc.). Enfin, penser la perception du temps, c’est aussi penser l’intersubjectivité dans son rapport temporel à l’autre (par exemple, est-ce que le patient a le sentiment que cela va trop vite autour de lui, ou trop lentement ?).

L’étude de la perception du temps futur suppose une clinique de « l’élan vital » (terme de Bergson, emprunté par Minkowski pour désigner ainsi l’élan de vie qui nous pousse à nous projeter dans l’avenir) à travers les dimensions de projet et d’anticipation, une clinique de la mort personnelle (et des angoisses de mort) et une clinique du rapport du patient à l’institution hospitalière et à ce qu’elle représente pour lui (sortie, hospitalisations chroniques…).

La position de l’observateur tend à la suspension du jugement, et tente de s’approcher au mieux d’une position descriptive de l’expérience de conscience, sans présupposés ni postulats, sinon une attitude d’autoréflexivité sur ses propres vécus temporels. Il s’agit d’entendre et de décrire le perçu et l’imaginaire présent du patient, ainsi que de décrire ses propres impressions subjectives dans cette dynamique intersubjective. Précisément parce que la phénoménologie n’est pas, au départ, une herméneutique subjective, elle se contente de recueillir des signes d’intériorité, sans leur attribuer un sens autre que celui de l’intentionnalité de la conscience et de ses vécus. C’est aussi pour cela que la conscience phénoménologique ne s’appréhende pas du côté de l’introspection, contrairement à la psychanalyse, mais que son étude se limite à constater l’altération des rapports à la temporalité, à la relation intersubjective en tant qu’elle est temporelle et qu’elle donne à voir la façon de se poser dans le monde, de s’auto-expérimenter comme visée, conscience intentionnelle.

La psychanalyse s’interroge en revanche sur les liens entre présent et passé, sur les souvenirs et leur teinte affective, sur les deuils traumatiques et la nostalgie, ainsi que sur l’historicité du patient, avec pour postulat la théorie de l’inconscient. Ainsi que l’avait déjà souligné Binswanger (Ibid.), la psychanalyse est historique et ce, dans ses hypothèses mêmes puisqu’elle conçoit la maladie comme déterminée par les rencontres traumatisantes d’une altérité (événement) par une ipséité, rencontres qui altèrent le fonctionnement psychique. C’est pourquoi la temporalité est toujours pensée dans la signification de ses liens avec les traumatismes passés : les distorsions dans la perception du temps signifieraient des perturbations affectives liées à des événements traumatiques antérieurs. En ce sens, la psychanalyse, par sa recherche de raisons et de motivations, aurait une prétention que refuse la phénoménologie. Cette prétention s’enracine dans le postulat de l’inconscient psychanalytique, auquel la phénoménologie ne se réfère pas.

C’est ainsi que le regard porté par l’observateur psychanalyste sur le présent n’est pas le même que celui de l’observateur phénoménologue : l’observateur guette des effets de sens, cherche des liens signifiants, interprète et dessine une historicité à travers des mécanismes tels que la projection, l’introjection, la régression ou la répétition. À travers cette quête de sens, la recherche en psychanalyse est davantage tournée vers le passé, pour comprendre un présent, et une éventualité de répétition future. La pensée du traumatisme est bien entendu au cœur de cette approche.

L’étude de la perception du temps passé signifie une clinique de la mémoire (étude des troubles mnésiques, des souvenirs falsifiés, et de la création de souvenirs), une clinique plus spécifique de l’événement traumatique (étude des liens entre les fixations traumatiques et les perturbations dans la perception du temps et la mémoire), et une investigation autour des notions d’identité et d’histoire personnelle (les amnésies ainsi que la désorientation temporelle entraînant un fort sentiment de perte d’identité et une incapacité partielle ou totale à l’autobiographie). L’historicité psychique de la psychose, donc la position de l’individu psychotique dans le temps, est particulièrement bien interrogée par Aulagnierdans son œuvre (1984). Elle voit dans le psychanalyste un « historien en quête de preuves » sur l’ontogenèse du patient. Cette ontogenèse est celle de l’histoire identificatoire du « Je », qui construit un discours sur lui-même lui permettant de transformer ce « maître-sorcier » qu’est l’inconscient, de se l’approprier. La construction du discours du patient sur lui-même est une prise de possession de son passé et de sa mémoire, une « autohistorisation », qui permet ultérieurement un projet identificatoire (travail d’identification du « Je » en fonction du temps futur), donc la possibilité pour le Je de s’imaginer un ailleurs de lui-même où advienne du changement. Le « Je » est ce qui naît avec l’acte d’énonciation qui nomme l’affect vécu par le sujet. C’est pourquoi la pensée de la temporalité et la question identificatoire sont intimement liées du côté de la psychanalyse, conçue comme un travail de mise en sens. Or, Aulagnier, au cours de ses recherches, constata l’incapacité du psychotique à avoir une représentation d’un temps futur qui ne soit pas une pure répétition : selon elle, dans la psychose où domine la répétition, le « Je » ne parvient pas à transformer les documents fragmentaires qui le concernent en une continuité temporelle impliquant un avant et un après (cf. V, infra). Elle souligne que le travail d’historicisation du passé est la condition pour rendre un futur personnel représentable.

Empruntons un exemple pour illustrer la différence et la complémentarité entre une approche phénoménologique et psychanalytique. Aulagnier (1984, p. 110-111) évoque un patientschizophrène, Philippe, qu’elle a suivi à l’hôpital puis en consultations privées. Philippe lui dit penser que nous sommes tous des robots, des « entités électro-biologiques » et que lui seul le sait. Il pose ensuite la question suivante à Aulagnier :

« Vous croyez au temps, vous ? ».

Aulagnier lui demande ce que lui-même en pense :

« Lui – Je ne pense pas qu’on puisse séparer le présent, le passé et le futur, tout ça revient au même. C’est trop compliqué à expliquer ».

L’observateur phénoménologue aurait demandé au patient de préciser ce vécu, d’éventuellement le décrire, même à l’aide de métaphores. Il se serait interrogé sur la perception de ce patient pour qui « c’est trop compliqué à expliquer ». Est-ce que ce « trop » veut dire que c’est pénible ? Est-ce que cela traduit un sentiment de gêne, d’ennui, de souffrance, de honte ? Ou bien est-ce confus psychiquement ? Comment vit-il ce « même » de « tout ça revient au même » ? A-t-il un horizon, des attentes ? Quelle appréhension psychique porte-t-il sur « le maintenant » de la rencontre, sur des souvenirs proches, par exemple ?

En revanche, le psychanalyste interroge la dimension d’autohistorisation, et introduit une dimension signifiante, qui oriente le patient vers la production d’un discours du « Je ». Aulagnier poursuit donc :

« Moi – Je crois que pour séparer le passé, le présent et le futur, il faut être sûr qu’on a le droit de changer d’objet, de désir, d’aimer d’autres personnes, de se souvenir des épreuves passées.

L’interprétation suscite une réaction qui est une mise en sens pour le patient :

« Philippe interrompt ma phrase pour me dire que j’ai certainement raison mais que je sais bien que lorsqu’on a ouvert sa tête à Pucallpa on lui a extrait tous les souvenirs qu’il possédait. Je lui suggère qu’on peut parfois préférer ne pas se souvenir, soit parce qu’on craint que ce soit trop douloureux, soit parce qu’on pense que c’est interdit ».

Là encore, le psychanalyste introduit l’interprétation, en ce qu’elle ouvre la voie à une investigation historienne, évoque le refoulement (« douleur ») et la censure (« interdit ») alors que le phénoménologue, sans procéder à une investigation des traumatismes, se serait attardé sur cette extraction des souvenirs hors de la tête (le patient avait subi une opération à Pucallpa). Est-ce que le patient ressent encore cette extraction ? Est-elle vécue comme douloureuse ? Dit-il percevoir le monde autrement qu’avant cette extraction, et comment ? Quel est le sentiment de vide psychique qui y est associé ? Est-ce un sentiment de perte, d’ennui, de tristesse ? En quoi occulte-t-il pour le patient la dimension du projet ? Que dit ce vide de la désorientation temporelle du patient et de ses états de conscience ? Cette extraction a-t-elle été vécue sur un mode persécutoire ? Quelle est l’angoisse associée dans ce sentiment de vide ?…

En conclusion, cette pluridisciplinarité, comme sa définition l’indique, n’entend pas relier ensemble ce qui pourrait être antithétique (postulat de l’existence ou non de l’inconscient). En ce sens, elle n’est pas conflictuelle, et offre bien plutôt des éclairages différents de l’objet étudié : investigation des états présents et des vécus d’anticipation d’une part, investigation de la signification des états présents et de la dimension historique des patients en lien avec un passé traumatique et avec un projet identificatoire, de l’autre. En revanche, l’interdisciplinarité est davantage problématique.