I.4.2.1. L’Inconscient : un postulat commun ?

L’objet de la psychanalyse est l’inconscient, dont la définition freudienne dit qu’il est l’ensemble des contenus et processus psychiques qui ont en commun le caractère négatif de ne pas être conscients. L’inconscient rend compte des lacunes du conscient, se justifie par le refoulement, qui est le rejet de la représentation et/ou de l’affect qui lui est associé, hors du conscient dans l’inconscient. Dès lors, les symptômes traduisent le retour du refoulé, sont porteurs de sens, et l’inconscient est conçu en termes de conflits psychiques entre les pulsions. Dévoiler le sens inconscient permet ainsi d’analyser les relations objectales primaires imbriquées dans les relations objectales ultérieures.

En revanche, la phénoménologie ne postule pas l’existence de cet inconscient psychanalytique. Tatossian dit à cet égard que « ce n’est pas l’inconscient, ce sont les structures aprioriques, transcendantales, eidétiques ou essentielles qui rendent possibles, c’est-à-dire sont les conditions de possibilité, des comportements et des vécus empiriques du malade mental. Autrement dit, l’inconscient n’est pas rencontré dans le droit fil de l’expérience phénoménologique en psychiatrie et en fait il n’est rencontré que dans l’expérience analytique. L’inconscient n’est pas un problème pour la psychiatrie phénoménologique » (Tatossian, 1997, « Inconscient et phénoménologie », p. 139). Par ailleurs, l’inconscient freudien occulte en grande partie la dimension préréflexive, préintentionnelle et préprédicative, ainsi que la dimension réflexive de l’expérience intersubjective, et ce, en vertu de l’analyse du préconscient comme lieu de la censure des pulsions inconscientes qui provoque le refoulement, et de la notion de conflit psychique. Cet inconscient pensé sous le modèle thermodynamique de la circulation d’énergies entrave en définitive la dimension d’horizon de la phénoménologie.

Cette adhésion au postulat de l’inconscient d’une part, et son rejet de l’autre, rendent difficile l’accès à une interdisciplinarité sur la question du temps, à moins de considérer que la phénoménologie parle d’une certaine façon d’un inconscient qui pourrait s’apparenter à l’inconscient psychanalytique. Tatossian ajoute en effet : « ce qui intéresse le phénoménologue, c’est moins l’opposition entre conscient et inconscient au sens vulgaire que celle entre réfléxif et irréfléchi ou mieux préréflexif […], un préréflexif qui la [la conscience ] fonde et la sous-tend. Le phénoménologue n’est donc peut-être pas tellement désarmé devant l’inconscient freudien et il doit trouver quelques ressources chez Husserl lui-même » (Op.cit., p. 140). Il analyse ainsi que la phénoménologie indique l’inconscient dans deux domaines : comme conscience d’horizon dans le champ de la conscience, et comme fonctionnement égoïque de la subjectivité anonyme dans la préhistoire du Moi (en référence aux Ideen II de Husserl : toute intentionnalité active du Je serait fondée sur des intentionnalités passives). Dans la phénoménologie, chaque intention consciente comporte en effet un horizon co-visé et co-vécu, des cogitata inactuels, qui peuvent devenir accessibles à la conscience. Or, cet inconscient phénoménologique semble davantage s’apparenter au préconscient psychanalytique qu’à l’inconscient freudien.

Par ailleurs, si la phénoménologie et la psychanalyse ne partagent pas la métaphore de l’inconscient comme lieu (topique) du refoulement, elles pourraient s’entendre sur la façon dont le refoulé fait retour à la conscience, dans le présent, sous la forme du fantôme. La réduction phénoménologique, bien qu’elle ne laisse guère de place à « l’hypothèse » de l’inconscient, ne peut méconnaître le surgissement du refoulé comme s’il était celui de l’autre, au sein de la sphère égologique et de mes propres appartenances. Mais ce refoulement ne serait pas nécessairement un refoulement de représentation, dans le cas de la psychose, mais plutôt un retour du traumatique (ce peut être même une absence de représentation qui essaie de faire retour dans la répétition pour accéder enfin à une représentation, notamment à travers le délire). Or, la psychanalyse s’est effectivement interrogée sur cette spécificité du refoulement chez les psychotiques.

Dès lors, il s’agirait de penser ce postulat commun qui fonderait cette interdisciplinarité dans la recherche de la perception du temps chez les sujets psychotiques. Ce pourrait être celui de l’existence d’un inconscient empruntant à la fois à la psychanalyse et à la phénoménologie : hypothèses du refoulement et de la fixation traumatique, recherche de liens signifiants dans l’historicité du sujet, mais toujours pensés de pair avec la dimension préréflexive et intentionnelle de la phénoménologie. Il s’agirait alors d’une reformulation du concept d’inconscient, repensé autour de la temporalité psychique, en somme, d’un inconscient temporel. La phénoménologie ôterait ainsi toute velléité de primauté et de suffisance à l’interprétation psychanalytique, et la psychanalyse refuserait à la phénoménologie l’idée d’un savoir reposant sur une intuition immédiatement exhaustive. Ce faisant, cette évolution éventuelle de chacune des disciplines risquerait d’avoir un coût conceptuel et épistémologique majeur, ce dont il faut bien avoir conscience.