I.4.2.4. De la juste mesure de l’interdisciplinarité

Dès lors, pour donner des assises à l’interdisciplinarité sur le thème de la perception du temps, il conviendrait d’introduire un postulat commun, à savoir un inconscient qui emprunterait à la phénoménologie sa dimension préréflexive et réflexive, et à la psychanalyse sa dynamique centrée autour de la notion de refoulement. Concernant le temps vécu, cet « inconscient temporel » serait le lieu (locus) où pourraient se discerner certains types d’expériences pathologiques, à la fois dans leur dimension d’états perçus, mais aussi dans leur signification psychanalytique. Ce locus emprunterait ainsi pour partie à la conception du temps chez Augustin. La méthode de recherche pourrait être ainsi une herméneutique centrée sur l’affectivité de l’expérience temporelle, dont le postulat serait cet inconscient qui se manifesterait à travers des perceptions particulières du temps.

Bien sûr, cette tentative d’interdisciplinarité sur un objet d’étude spécifique est critiquable, et nous avons mentionné quelques-unes de ses limites. De plus, nous avons bien conscience qu’elle modifie les deux disciplines pour leur emprunter des apports et les conjoindre. Il ne s’agit pas de réduire chaque discipline mais de penser une interdisciplinarité possible et fructueuse lorsqu’il s’agit d’un objet d’étude spécifique. En un sens, l’objet d’étude, la perception du temps chez les sujets psychotiques, nécessite une méthode qui lui corresponde. L’objet commande la méthode, et particulièrement lorsqu’il s’agit de parler de la subjectivité, et de l’appréhender. Or, phénoménologie et psychanalyse ont tenté chacune, à leur façon, de penser la subjectivité, ce que Ricoeur résume ainsi : « Ne visent-elles pas l’une et l’autre la même chose, à savoir la constitution du sujet, en tant qu’être de désir [au sens d’affectivité , ainsi que le précise Ricoeur], dans un discours intersubjectif authentique ? » (1965, p. 409).

De surcroît, l’un des mérites de cette interdisciplinarité consiste à repenser la question de la subjectivité et de l’appréhension qu’a le sujet de sa propre identité affective, à travers sa perception du temps qui, bien qu’irréductiblement singulière, n’en est pas moins signifiante sous le prisme psychanalytique. Cette interdisciplinarité introduit ce nouvel inconscient dans une herméneutique de l’archè, sans le réduire à un objet. Il s’agit donc ici d’une interdisciplinarité « ouverte », telle que l’a définie Morin, qui ne s’enfermerait pas dans un système autosuffisant et radicalement coupé de l’expérience de la subjectivité. Or, cette interdisciplinarité était non seulement possible, mais souhaitable sur un plan épistémologique, dans la mesure où la « connaissance phénoménologique » est essentiellement descriptive. Il est donc difficile de l’inclure dans la métapsychologie, ou dans un système de pensée psychanalytique, ce qui en définitive autorise cette interdisciplinarité : la phénoménologie, en ce qu’elle n’est pas une théorie systémique, empêche la psychanalyse de connaître des dérives dogmatiques et opère comme un régulateur épistémologique au sein d’une activité de recherche clinique. En ce sens, non seulement elle évite une chosification de l’inconscient de la psychanalyse, qui est l’une de ses dérives vers une cohérence interprétative d’allure systématique, mais encore elle pense l’existence humaine comme présence incarnée, perceptive, préthéorique et préprédicative, ainsi que comme existence personnelle. Enfin cette interdisciplinarité ne s’autorise ici que par la spécificité du sujet de notre objet d’étude, la perception psychique du temps chez les sujets psychotiques.

En guise de transition…

Au terme de cette partie, il apparaît que la question du temps vécu est d’une telle complexité théorique, méthodologique et épistémologique, qu’il est impératif de revenir à la clinique, pour voir comment l’interaction entre théorie et pratique peut permettre de mettre en évidences des figures temporelles récurrentes dans le délire psychotique, pensé comme moment révélateur de la psychose.