II.1.2. Temps mythique

Pourquoi évoquer ces divergences de points de vue ? Concernant l’étude de la temporalité, il importe de savoir si chaque mythe a sa temporalité propre, ou s’il y a, par-delà la diversité des mythes, une temporalité commune du mythe, qui diffèrerait de la « temporalité sociale » dont la rationalité logique a tenté de « refouler » une approche mythique. Nous postulons ainsi qu’il existe bien une temporalité mythique commune, et qu’elle se décline dans les différents aspects que nous allons examiner infra. En revanche, chaque mythe déclinera tel ou tel aspect plus spécifiquement, et construira, sur le fond d’une temporalité mythique commune à tous les mythes, sa temporalité singulière.

Les mythes ont plusieurs fonctions qui peuvent se regrouper sous une fonction principale : expliquer la nature humaine et l’ordre du monde actuel par un recours à un ordre du monde originel. Pour ce faire, le mythe fait appel à une temporalité qui n’est pas la temporalité sociale commune, celle de la vie de tous les jours. Il s’agit d’un temps autre, celui qui permet de dire la nature humaine. Dans un premier temps, nous allons donc étudier en quoi, pour reprendre une formule de Cassirer « le mythe c’est la langue qui permet d’exprimer le monde du devenir » (1972, p. 17), temps du venir au monde, de l’origine et de la généalogie.

Evoquer la « temporalité », que j’ai définie comme la constitution temporelle d’un ensemble (par exemple d’un psychisme), poserait la question suivante : comment le temps est-il appréhendé, vécu au sein de cet ensemble (ici, le mythe) ? Il convient de remarquer, au premier abord, que les mythes sont constitués par un temps étrange dans la mesure où il s’agit d’une temporalité singulière, qui n’est pas une absence de temporalité, contrairement à ce qui a pu être avancé, mais qui diffère considérablement de la temporalité qui régule la civilisation dans son expression quotidienne et que nous nommerons « temporalité sociale » (en société). Cette dernière régit notre quotidien au sein de la société ; elle se caractérise par le temps des horloges, un temps chronologique, linéaire, irréversible, qui nous condamne à la finitude et à la perte (dont l’une des figures est la mort). La temporalité mythique diffère de cette temporalité sociale, semble même être en amont, de même que le mythe raconte les fondations de la vie sociale, et non la vie en société elle-même.

Temporalité sociale et temporalité mythique divergent donc. La temporalité sociale caractérise un « temps -mesure » (Bergson, 1934), celui des horloges, linéaire et irréversible, qui régit et norme la vie en société. Cette temporalité sociale nous confronte à la perte, à l’angoisse de la mort, donc à notre finitude (Heidegger, 1926).

La temporalité mythique a été caractérisée par les études anthropologiques, notamment celles de Eliade (1951, 1963). Le mythe y apparaît comme une mémoire collective des origines de l’humanité, une histoire de l’humain dans un temps antérieur, radicalement différent de la temporalité actuelle qui régit le lien. Par-delà l’apparente diversité des contenus mythologiques, il semble qu’il y ait une structure universelle du mythe, qui se fonderait pour tout ou partie sur une temporalité particulière : si, comme Detienne l’affirme (1981, p. 221) le mythe consiste à « exprimer une part de l’expérience vécue, assez fondamentale pour se répéter, pour se reproduire », alors cette expérience serait aussi de nature temporelle. Cette temporalité mythique consisterait en une réactualisation incessante du temps des origines, un temps sacré, la figuration du temps de la mort (toujours pensée comme renaissance), un temps rythmique et cyclique, une narration rythmée par des périodes. Ainsi, le « temps vécu » peut s’apparenter à deux types de temporalité : soit la temporalité sociale, soit la temporalité mythique.

Le mythe paraît être une forme de mémoire collective des origines de l’humanité, une histoire de l’humain dans un temps antérieur, radicalement différent de la temporalité actuelle qui régit le lien social. Cette mémoire collective se produit dans un récit (, mais nous étudierons la question de la narration du temps dans une partie ultérieure (V), consacrée spécifiquement à l’historicité de la « mise en intrigue » (Ricoeur) dans la psychose.

De surcroît, au cours de cette étude, nous évoquerons le rôle de ce « passeur » entre le monde mythique et le monde non-mythique, qu’est le chaman. Bien qu’Eliade insiste sur le fait que le chaman n’est ni malade, ni fou, il existe tout de même de fortes similitudes avec des processus psychotiques, ainsi que nous l’évoquerons dans le second temps.

Nos exemples de mythe seront souvent empruntés à la mythologie grecque, et nous justifions cet emprunt par une réflexion de Green : « Dans aucune autre mythologie, comme dans aucune autre civilisation, les hommes ne se sont situés par rapport au désir avec la même acuité. Qu’il s’agisse de la tripartition animal-homme-dieu, de l’hybris, la démesure, dont la source est toujours le daïmon de la passion qui met en lumière les vrais enjeux humains (amoureux, agressifs, narcissiques), les Grecs plus que les autres, ont traité ces thèmes au plus près des déterminations humaines les plus générales. Je dis bien au plus près. Car ce n’est pas que d’autres mythologies ne traitent pas des mêmes problèmes, mais souvent il faut les deviner derrière un appareil idéologique qui masque leur importance. » (1999, p. 79).