II.2. Rythmicité et circularité

II.2.1. Rythmicité du mythe

« C’est par le rythme que s’opère le passage du chaos à l’ordre. » (1973, p. 151). Ainsi Maldiney décrit-t-il le rythme, comme introducteur d’une musicalité et d’une discontinuité dans la peinture. D’après lui, la mesure introduit la limite dans l’illimité, et le destin du rythme se joue entre deux pôles extrêmes : l’inertie, ou la dissipation. Le rythme vit de cette dialectique entre égalité et inégalité de la mesure, et nous verrons combien cette conception est importante pour l’acquisition de la temporalité chez le nourrisson (cf. III.1., infra). Le rythme n’est pas une cadence, laquelle s’apparente davantage à une répétition de type traumatique (marche militaire, cadence que l’on peut retrouver dans des mouvements de foule d’allure psychotique…). Alors que la cadence est comptage sans variations, le rythme autorise la mélodie.

La temporalité mythique s’organise d’abord autour d’une rythmicité, à travers la répétition, notamment à deux niveaux : répétition d’événements, et rituels. Par exemple, lorsqu’une lignée est maudite, à chaque génération se répète la malédiction. Cette répétition s’apparente presque à de la prédiction. C’est le cas par exemple de la malédiction qui pèse sur toute une lignée (les Atrides…), ou des sempiternelles querelles des dieux, infidélités de Zeus à Héra...

La temporalité mythique est une temporalité cyclique. Cela signifie qu’elle s’organise d’abord autour d’une rythmicité, c’est-à-dire de la répétition, notamment à deux niveaux : répétition d’événements et rituels. Ensuite, la rythmicité permet l’accès à la circularité, par exemple dans le cycle de l’alternance entre vie et mort.

Ainsi que le souligne Green : « Au départ serait non le phonème, mais le rythme et peut-être déjà le rythme pulsionnel » (1995, p. 222). Qu’est-ce que cela peut signifier ? Cela signifie sans doute que le mythe s’organise en premier lieu autour d’une rythmicité, qui permet l’organisation de l’expérience, du chaos. Sans parler de la rythmicité même du récit, le rythme de l’histoire mythique se révèle dans la répétition. Par exemple, lorsqu’une lignée est maudite, à chaque génération se répète la malédiction, par-delà les diverses formes qu’elle peut prendre. Cette répétition s’apparente presque à de la prédiction : on sait que cela va se reproduire, bien que l’on ignore la forme que cela va prendre. C’est le cas par exemple de la malédiction qui pèse sur toute une lignée. Ainsi en est-il des descendants d’Hélios dont la faute originelle fut d’éclairer les amours infidèles d’Aphrodite et d’Arès, pour le compte d’Héphaïstos, le mari d’Aphrodite. Cette dernière se vengea sur toute la descendance d’Hélios, en la condamnant au malheur en amour : Pasiphaé, la fille de Minos, fut éprise du minotaure, et les deux filles de Pasiphaé (Ariane et Phèdre) aimèrent toutes deux Thésée par lequel elles furent trahies. Si Ariane eut la chance d’être sauvée par Dionysos, en revanche Phèdre subit les ravages d’une passion envoyée par Aphrodite et s’éprit du fils de son propre mari, Hippolyte. Il en est de même dans la célèbre lignée des Atrides : à chaque génération, la malédiction se répète.

Certains comportements mythologiques sont aussi caractérisés par leur répétition : ainsi en est-il des infidélités de Zeus à Héra. Á chaque fois, Zeus endosse l’allure d’un animal pour séduire les mortelles (taureau, cygne…). Par ailleurs, le rythme du mythe est régi par une temporalité cyclique. Chaque rupture est suivie d’un nouveau commencement, qui reproduit un cycle à peu près identique, malgré quelques variations. L’un des exemples de rythmicité temporelle se trouve dans le mythe de Perséphone : Hadès en tomba amoureux, et l’enleva, avec la complicité de Zeus. Déméter, la mère de Perséphone, vint se plaindre à Zeus, qui décida que Perséphone partagerait son temps entre le monde souterrain (Hadès) et le monde d’en-haut (Déméter), en fonction du rythme des saisons. C’est ainsi que le mythe explique le retour annuel du printemps, puisque Perséphone revient chaque printemps pour présider à la germination.

Par ailleurs, la rythmicité à l’œuvre dans le mythe est caractérisée par les rituels, c’est-à-dire la périodicité d’un geste paradigmatique à travers lequel quelque chose se révèle comme fixe et durable dans le flux universel. Eliade (au chapitre VIII « Grandeur et décadence des mythes », in Aspects du mythe) pense à cet égard deux types de rites spécifiques : les rites de puberté, et les rites de regressus ad uterum (qui consistent à retourner à la matrice pour renaître). Ces deux rites peuvent d’ailleurs se rejoindre au sein d’un même mythe, comme dans celui de Thésée et du Minotaure. De fait, ce mythe illustre tout d’abord le rite de puberté, dans la mesure où lorsque Thésée part d’Athènes pour la Crète, il est encore tout jeune et destiné à servir de chair fraîche au minotaure. Egée son père, roi d’Athènes, est alors rongé d’inquiétude. Après avoir tué le monstre du labyrinthe, Thésée reviendra vers Athènes, mais oubliera de hisser la voile blanche en signe de victoire. Egée crut que son fils était mort et se noya dans la mer qui porte son nom. Thésée, de jeune homme devint, après son périple, homme accompli et roi d’Athènes ayant pris la place de son père. Quant au rite de regressus ad uterum, il semble s’illustrer par le parcours au sein du labyrinthe, lieu sombre et sans fond, dont on sort à l’aide d’un fil qui pourrait tout aussi bien être un cordon ombilical qui symbolise une deuxième naissance. Il semblerait en outre que ces deux rites aient été particulièrement célébrés dans la Crète ancienne, notamment avec des danses et la réitération symbolique de ces épreuves initiatiques (Finley, 1970). En définitive, les rites, en permettant la réactualisation du temps originaire, autorisent une nouvelle naissance, une purification qui redonne aux humains des forces originelles. Enfin, la rythmicité et la répétition dans les rituels permettent l’avènement de périodes, au sens étymologique, c’est-à-dire de réitération circulaire. Le Temps mythique est un Temps circulaire, réversible, réitérable, un éternel présent qui peut se réactiver périodiquement par les rites.

Ainsi, Eliade parle d’un « éternel recommencement », d’un « retour à un instant intemporel, un désir d’abolir l’histoire , d’effacer le passé , de recréer le monde . » (1951, p. 13). Il ajoute que « la dialectique du sacré permet toutes les réversibilités » (Op.cit., p. 14). Le mythe annule l’œuvre du temps social car il procède de manière circulaire, selon la rythmicité et la répétition, et non sur le mode de la fracture et donc de la perte : « Car il s’agit toujours en définitive d’abolir le Temps écoulé, de « revenir en arrière » et de recommencer l’existence avec la somme intacte de ses virtualités. » (1963, p. 109). Il s’agit dès lors d’épuiser la durée temporelle pour rejoindre un temps d’éternité : « […] pour se guérir de l’œuvre du Temps, il faut « revenir en arrière » et rejoindre le « commencement du Monde » (Op.cit., p. 113). Or l’œuvre du temps linéaire auquel se réfère Eliade, c’est celle de la perte et de la disparition. De nombreux symbolismes cosmologiques illustrent ce Temps circulaire. Ainsi, dans les cultures du monde Antique, le Monde se renouvelle annuellement, et chaque année se purifie à un Temps originaire et sacré. L’Année a souvent été conçue sous la forme d’un cercle (les saisons étant des moments de ce cercle), ce que l’on retrouve également dans différentes religions. L’un des exemples les plus criants est celui du Temple de Jérusalem, tel qu’il est rapporté par Flavius Josèphe. Dans le Temps, les douze pains qui se trouvaient sur la table signifiaient les douze mois de l’année et le candélabre à soixante-dix branches représentait les décans (la division zodiacale des sept planètes en dizaines]. Le Temps était à l’image du monde. Situé au centre du Monde à Jérusalem, il sanctifiait non seulement le Cosmos tout entier, mais aussi la vie cosmique, donc le Temps.

C’est ainsi que Platon, dans Le Politique, tente de montrer par le mythe le devenir du monde, qui procèderait par cycles, et révolutions périodiques. Les êtres vivants iraient de l’enfance à la vieillesse, puis de la vieillesse à la maturité puis à l’enfance, dans un engendrement mutuel des cycles. Dès lors, il est tout à fait naturel que le temps des origines puisse s’accorder avec le temps de la mort : tous deux sont liés dans la mesure où ce que refuse de penser le mythe, c’est la perte, comme si cette dernière évoquait une rupture sans retour, et non une éventuelle séparation sécure.

Mais la circularité seule ne peut être un attribut du temps mythique. Il est nécessaire de rappeler que cette circularité doit s’accompagner du sacré. Car le temps circulaire est un temps tel que l’a défini Parménide : toujours égal à lui-même, sans changement, ce qui peut créer de l’espoir (dynamique du sacré) ou du désespoir (dynamique du profane). Eliade précise à ce sujet que dans les sociétés modernes, désacralisées, « la sanctification périodique du Temps cosmique s’avère alors inutile et insignifiante. […] La signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence .[…] lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant : il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l’infini » (1957b, p. 95). Cette ambivalence du Temps circulaire est très bien comprise par Nietzsche lorsqu’il évoque le mythe de l’Eternel Retour qui peut être à la fois joie (sacré) et désespoir (profane), l’essentiel pour l’humain étant non seulement d’accepter cette ambivalence, mais de l’accueillir avec enthousiasme (Bilheran, 2005, p. 57, sq.). Ce temps circulaire devenu profane peut même être figuré par le mythe, par exemple le mythe de Sisyphe (cf. II.6., infra). Sans sacralité, le temps du mythe est le temps d’une mort non pas éternelle naissance, mais éternelle perte et souffrance. Il s’apparente alors à la temporalité sociale dont on pourrait dire qu’elle a deux niveaux, qui mériteraient d’ailleurs d’être médités : un premier niveau qui est l’éternel retour pessimiste (dans une répétition traumatique de la perte 1 ), un second niveau qui est celui de l’acceptation de la perte comme une séparation non traumatique (et donc de la temporalité linéaire).

En conséquence, le temps social se présente comme une durée précaire, qui mène à la mort en tant qu’elle est une perte, alors que le temps mythique, parce qu’il est sacré, permet de penser une circularité sans perte ou répétition.

Nous avons évoqué l’importance du rythme et de la circularité dans la temporalité mythique. Il semble en être de même dans la temporalité psychotique, tant pour le rythme et la répétition, que pour les rituels et le temps cyclique.

Notes
1.

Á ce niveau, la sacralisation de la temporalité mythique permet de sortir de la répétition traumatique de la perte. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles le mythe se retrouve si souvent non seulement dans le discours psychotique, mais également dans des civilisations n’ayant pas surmonté le traumatisme : la réactualisation du mythe dans l’Allemagne nazie en réaction à la défaite guerrière et à la cessation de l’Alsace et la Lorraine est une question cruciale qui mériterait d’être analysée sous ce prisme de lecture.