II.2.2. Le cas Gabrielle (1)

Gabrielle est une patiente née en 1940. Elle aurait connu sa première hospitalisation en 1959, à la suite de ce qu’elle appelle « sa première crise de mysticisme ». Elle a ensuite été hospitalisée de très nombreuses fois, sans qu’elle-même se rappelle le nombre d’hospitalisations. Le dossier médical reste très allusif à l’égard des hospitalisations antérieures à 2004. Les informations médicales contenues dans le dossier sont les suivantes : « faible étayage familial, instabilité thymique. Symptomatologie hyperthymique avec présence de thèmes délirants. Compliance fragile au traitement. Décompensation psychotique aiguë, discours délirant avec des mécanismes intuitifs, des épisodes d’agitation et une symptomatologie thymique avec tachypsychie et exaltation de l’humeur. Mécanismes interprétatifs, intuitifs, de thèmes mystique et persécutoire. Déni des troubles ».

Elle présente des accès délirants presque en continu, avec des mécanismes intuitifs, interprétatifs et hallucinatoires, et des thèmes mystiques, persécutoires et de filiation, ainsi qu’une exaltation de l’humeur. La rythmicité sacrée de la temporalité mythique s’illustre dans le délire de Gabrielle par une répétition des thèmes, des incantations et des rituels, une confusion et une sacralisation des temps, ainsi qu’une pensée de la mort comme résurrection.

Cette patiente ne passe pas inaperçue dans le service. D’une carrure impressionnante, elle « vocifère » selon son propre terme, car elle « ne sait pas faire autrement ». Autrement dit, elle parle très fort en permanence et est persuadée que nous sommes en train de vivre le jugement dernier. Son délire a une forte composante mystique, des mécanismes intuitifs et imaginatifs, et peut faire songer à une paraphrénie expansive, avec idées délirantes mégalomaniaques et troubles thymiques, logorrhée, alternance de phases d’exaltation, de colère et de dépression. Cette patiente raconte souvent les mêmes histoires, avec quelques variations. Sa particularité est d’écrire beaucoup, et de communiquer ses lettres « secrètement » et « en mains propres » à des personnes de son choix. La personne de prédilection est le psychiatre qui s’occupe d’elle. Nous reprendrons certains de ses écrits, de façon à analyser la temporalité inhérente à son récit.

Depuis décembre, Gabrielle présente des stigmates aux mains et aux pieds. Elle appelle cela « mes problèmes de peau » et accuse le psychiatre de mal la soigner, car ces stigmates ne partent pas, malgré les crèmes et le traitement. Il est très étrange de constater à quel point ces stigmates peuvent ressembler aux stigmates du Christ en croix tel qu’il est représenté dans l’iconographie religieuse. D’ailleurs le personnage de Jésus Christ est toujours très présent dans son délire. Elle répète souvent à voix haute, comme une litanie : « Je crois en la Justice de Dieu. Je suis le Messie attendu par les Juifs. C’est écrit dans ma main ». Par ailleurs, elle raconte vivre des crises de mysticisme avec des états de panique.

Chez les interlocuteurs, elle finit par déclencher en général du rire ou de l’exaspération, notamment parce qu’elle répète presque toujours les mêmes thèmes, en parlant très fort, et en tentant de monopoliser l’attention, y compris par la force (refus de sortir d’un pièce pour finir de raconter une histoire etc.). Le personnel infirmier parle de « théâtralisation » en évoquant son cas.

Gabrielle écrit beaucoup, et elle adresse ses lettres aux personnes auprès desquelles elle a pu « mettre en dépôt » par ailleurs une parole, comme cela a pu être le cas dans le dispositif des entretiens cliniques de recherche. Elle semble « élire » une personne qui puisse « porter la parole divine », et cette personne varie au gré des suivis médicaux et psychologiques. Or, le contenu de ses écrits n’a guère varié depuis cinq ans. Gabrielle pense être l’Ange Gabriel, qui porte les messages divins aux humains, afin que règne la paix sur terre. Elle dit insuffler aux hommes d’Etat des décisions de la plus haute importance. Elle répète des thèmes bibliques centraux, et se confère un pouvoir didactique concernant la parole divine. Gabrielle pratique de nombreux rituels à vocation messianique : par exemple, elle prononce souvent des phrases d’ordre incantatoire en hébreu ou en yiddish, et a toujours sur elle une carte postale de la basilique Notre-Dame de la Garde, dans un esprit superstitieux. C’est une sorte de leitmotiv, qui rejoint celui des histoires qu’elle raconte en boucle. Par exemple, lorsque Gabrielle a été en colère contre quelqu’un, elle a un rituel destiné à rétablir la paix dans le monde et à chasser les mauvais esprits. Il consiste à tendre la main droite en disant « je vous donne ma paix », afin que l’interlocuteur tende la main à son tour et dise « je vous donne ma paix », dans une absolue réciprocité. Les deux protagonistes doivent alors se regarder dans les yeux. Si le rituel n’est pas respecté dans le moindre détail, Gabrielle se met dans des états de fureur. Elle indique à propos de ce rituel : « Il faut répondre ça à l’Eglise, et comme ça la paix dans le monde s’imposera bientôt ».

Par ailleurs, Gabrielle semble ne pas vivre dans la temporalité sociale, mais dans un temps qui ne conçoit pas la linéarité. Son temps vécu paraît davantage relever du mythe : les dates ne correspondent pas à des mesures, mais sont des chiffres sacrés, dotés d’un sens ésotérique, et qui reviennent sans cesse dans le délire. Par exemple Gabrielle appelle de ses vœux pour les présidentielles de 2007 le Général De Gaulle. Elle rythme le présent et l’avenir en cherchant à réactualiser des événements passés : ainsi, parfois, Gabrielle se transforme en monarque absolu soucieux des pauvres de son royaume, donne des ordres et prend des mesures exemplaires. Cette faculté de voyager dans le temps est régulée par les rythmes que sont des événements similaires (la prise de pouvoir, l’aide aux pauvres…), lesquels sont simplement transposés d’une époque à l’autre, se répètent. Gabrielle semble traverser les âges avec ces constantes. Seul demeure son rôle crucial pour la France, qui permet de penser une forme d’unité constituée, par-delà le défi du temps, dans la répétition et le rythme.

Ainsi, Gabrielle écrit les vœux suivants : « En l’an 2007, je ne me présenterai pas aux Elections Présidentielles car je ne désire pas porter le titre de Présidente de la République. Je vois un Général, Commandant les régions militaires, prendre le pouvoir. Je rappelle qu’en France il y a 9 régions militaires. Je pense qu’on mettra un général célèbre commandant des régions militaires.

Ce sera un homme à poigne, énergique, autoritaire avec une main de fer dans un gant de velours.

Et mon rôle dans tout cela ?

Je resterai dans son ombre, conseillère privée pour les affaires sociales de la patrie, et la 1ère chose à faire ce sera : revoir les accords d’Evian, comme je l’ai déjà dit et qu’on attend. Il y a longtemps déjà que je parlais de revoir les accords d’Evian qui ont arrêté la guerre en A.F.N. en Algérie en particulier. Ces accords ont décidé ce que deviendra l’Algérie indépendante « baptisée » « République démocratique Algérienne » et il y eut beaucoup de conditions, plus ou moins ambiguës, je pense, qui ont vite fait grandir cette nouvelle République aux désavantages de la France. Donc il est primordial de réviser tout, tout, tout. […] Moi, l’ange, je suis là, prête à intervenir ».

Gabrielle est née en 1940, et semble se référer à la période de l’après-guerre. De fait, les neuf régions militaires étaient d’actualité dans l’après-guerre, avant la décolonisation. Mais surtout, Gabrielle en appelle à un général célèbre, sans le citer, qui évoque sans trop de doute le général de Gaulle. Elle appelle donc de ses vœux pour les présidentielles de 2007 un général qui était au pouvoir à partir de 1958. De plus, elle demande la révision des accords d’Evian, qui ont prôné l’indépendance de l’Algérie en 1962. Dans ce récit, Gabrielle rythme le présent et l’avenir en cherchant à réactualiser des événements passés qui ont fait leur temps. Dans une certaine mesure, l’on pourrait dire qu’elle tente de faire revivre une époque. Cette rythmicité se retrouve dans la répétition également, répétition tant orale qu’écrite. Ainsi, quelques semaines plus tard, elle nous soumet un autre texte, assez semblable : « Je suis d’accord à venir au pouvoir avec à ma droite un gouverneur militaire qui sera ministre ou équivalent de ministre des armées royales, la maréchaussée royale (Police nationale, gendarmerie nationale, bataillons de marins, pompiers et de sapeurs-pompiers). La force et la puissance doivent aller de pair : c’est cela « La Grande Muette ». Moi, quand j’étais jeune, on m’appelait aussi « La Grande Muette »). J’étais très émue pour tout ce qui touchait la patrie, mais je me taisais. J’ai décidé de me promener dans une chaise à porteur dans les quartiers pauvres des villes et de demander aux pauvres qui ont besoin d’argent ce qu’il voulait. J’ai décidé d’être entourée de maréchaux en uniforme pour me protéger et aussi un homme qui était le caissier de la Banque de France qui donnait carrément une certaine somme d’argent aux précaires. Je donnerai des ordres et lisez bien, quelques jours après je reviendrai et je vérifierai si tout a été fait comme j’ai dit ! Et si je me rends compte que les sujets n’obéissent pas, je prendrai des mesures qui serviront d’exemples ».

Là encore, Gabrielle répète non seulement son discours, mais des événements qui ont eu lieu. Ce qui est en outre intéressant c’est la confusion des temps. Il n’y a plus seulement une confusion entre l’actualité/le futur proche (les Présidentielles) et la IVème république du temps de De Gaulle, mais cette fois une confusion entre le futur proche (2007) l’époque de De Gaulle (« gouverneur militaire »), et même du début du XXème siècle (« caissier de la Banque de France », « La Grande Muette » pour désigner l’armée), avec celle de la royauté (« armées royales », « maréchaussée royale », « chaise à porteur »). Gabrielle se transforme donc en souverain, en monarque absolu soucieux des pauvres de son royaume, qui donne des ordres et prend des mesures exemplaires. Cette faculté de voyager dans le temps est régulée par les rythmes que sont des événements similaires : la prise de pouvoir, l’aide au pauvres. Les événements sont simplement transposés d’une époque à l’autre, se répètent, et Gabrielle semble traverser les âges. On a l’impression que les mêmes thèmes mégalomanes se répètent avec quelques variations. Par-delà la diversité, demeure le rôle crucial de Gabrielle pour la France. Ce rôle permet de penser une forme d’unité, qui par-delà le défi du temps, se constitue dans la répétition et le rythme.

Ciccone caractérise ainsi l’expérience du rythme dans le développement psychique de l’enfant : « Le rythme est organisateur des expériences de fracture, de chaos » (2005, p. 24). Il ajoute penser « le rythme comme constitutif d’une base de sécurité » (Op.cit., p. 25). Il est présent dès la constitution du fœtus dans le ventre de la mère : « Les enregistrements sonores intra-utérins révèlent que le fœtus baigne dans un environnement de sons rythmiques, chuintants, ponctués par les borborygmes produits par l’air qui traverse l’intestin de la mère, les frottements liés aux mouvements, etc. Le bruit pulsatoire correspond bien exactement au rythme cardiaque de la mère. » Ainsi, les« premières traces sonores et rythmiques […] représenteraient les premières expériences de discontinuité, de césure du temps , mais aussi de mesure du temps. Le rythme rend le temps mesurable, et participe ainsi des conditions d’existence du processus même de différenciation » (Op.cit., p. 26). Le rythme garantit chez le bébé un sentiment de continuité ainsi qu’une illusion de permanence (cf. III.1., infra). Il semblerait qu’il en soit de même dans la psychose : le rythme permettrait d’acquérir un sentiment de continuité de soi, un sentiment de permanence qui puisse pallier l’angoisse de la perte. Ce qu’il convient de souligner, c’est que ce n’est pas seulement le rythme qui garantit le sentiment de sécurité, mais c’est la rythmicité d’expériences sécurisantes. Il est fort probable en effet qu’une répétition rythmée d’expériences traumatiques créeront davantage un sentiment d’insécurité qu’une position sécure.

Ainsi, la rythmicité que l’on retrouve dans les délires psychotiques, à travers la répétition, mais aussi par les incantations et les rituels, serait une façon de constituer une sécurisation psychique, non pas seulement parce qu’il s’agit d’un rythme, mais parce que la sacralisation permet la réitération d’expériences sécurisantes. Ce n’est que dans ces conditions que « le rythme tient, contient ce qui se liquéfie, s’écoule, autrement dit l’expérience de la séparation traumatique, de l’effondrement agonistique que peut produire la perte » (Op.cit., p. 27). Ciccone ajoute qu’« On peut donc dire que la rythmicité organise la séparation, la fracture que celle-ci produit, le chaos dans lequel elle plonge ». Là encore, il ne s’agit pas de n’importe quel rythme, mais d’un rythme du sacré, qui permet d’entretenir une illusion de certitude, et non d’une rythmicité qui serait une réitération rythmée de vécus traumatiques.

Dans la psychose, la temporalité mythique aurait donc une fonction sécurisante, d’organisation du chaos psychique initial. Et il semble logique que la pensée même de la perte sur le mode non pas d’une rupture ou d’une fissure, mais d’une séparation sécure, ne saurait être possible avant l’intégration d’une temporalité à vocation sécurisante.

S’agissant des rituels, Gabrielle en pratique de nombreux à vocation messianique. Par exemple, elle prononce souvent des phrases d’ordre incantatoire en hébreu, et a toujours sur elle une carte postale de Notre-Dame de la Garde, dans un esprit superstitieux.

Lors d’un entretien que je menais et auquel assistait un externe, Gabrielle parlait très fort, avec de grands gestes, comme à l’accoutumée. Voici ce qui se passa : Gabrielle montre ses mains à l’externe, et lui dit que c’est nouveau ce qu’elle a. L’externe lui répond par la négative : « vous m’avez dit que ça datait de plusieurs années ». Gabrielle se met alors en colère et traite l’externe de « menteur ». Comme l’externe maintient ce qu’il affirme, elle continue de le traiter de menteur en hurlant et en répétant plusieurs fois le terme, puis lui crache dessus, avant de sortir. Tout en lui disant : « Vous ne m’impressionnez pas et que c’est pas parce que vous avez des couilles que vous allez m’impressionner » (en disant cela, elle fait le geste de s’attraper un sexe fictif d’homme). On peut dire que c’est une sortie théâtrale ! Plus tard, elle hurle à nouveau « menteur » dans le couloir contre l’externe, qui est demeuré avec moi.

Elle viendra quelques minutes plus tard s’excuser de lui avoir craché dessus, persuadée d’ailleurs qu’elle a raté sa cible, alors que l’externe a bien subi le fameux crachat. Et là se dévoile le rituel dont elle a l’habitude après une colère contre quelqu’un. Ce rituel est selon elle destiné à rétablir la paix dans le monde et à chasser les mauvais esprits. Il consiste à tendre la main en disant « je vous donne ma paix », et à ce que l’interlocuteur tende la main et dise « je vous donne ma paix », dans une absolue réciprocité. Si le rituel n’est pas respecté, Gabrielle se met dans des états de fureur impressionnants. Dans la situation avec l’externe, elle lui dit alors, en lui tendant la main  « Je vous donne ma paix », et lui de répondre un simple « merci », ce qui conduit Gabrielle à hurler : « Non ! Pas merci ! Je vous donne ma paix ! Il faut répondre ça à l’Eglise, et comme ça la paix dans le monde s’imposera bientôt. » Elle insiste pour que la scène rituelle soit répétée d’abord avec l’externe, ensuite avec moi, ce que nous faisons avec amusement. En définitive, comme tout rituel, celui-ci doit être non seulement répété, mais le moindre détail doit être accompli dans un ordre précis.