II.3. Figures de l’originaire

II.3.1. Le temps du devenir : origines et généalogie

La temporalité mythique se caractérise d’abord par le temps des origines, le temps originaire. C’est ainsi que le définit Eliade : « Tout mythe raconte comment quelque chose est venu à l’existence » (1981, p. 29), comment quelque chose a été produit, a commencé d’être (1957a, p. 16). Cela signifie que l’homme place dans un passé mythique l’origine des actes qu’il accomplit dans le présent. Ce faisant, il réactualise, rejoue et redonne vie à une scène, qui lui permet de posséder la maîtrise des causes et du déroulement temporel dans sa linéarité. Il s’agit toujours de la première fois. C’est ainsi qu’Eliade distingue les mythes d’origine et les mythes cosmogoniques. Les premiers témoignent de toute apparition nouvelle (animal, plante, institution) ; les seconds de la création du monde (se reporter à cet égard au chapitre II « Prestige magique des origines », in Aspects du mythe d’Eliade). Ainsi peut-on évoquer le mythe grec de la création du monde, ou bien celui de la création des institutions athéniennes, ou encore celui de la naissance de l’Attique. Pour cette dernière en effet, le mythe raconte que Poséidon et Athéna se disputaient la suzeraineté de ce territoire. Les autres dieux organisèrent une compétition entre eux deux, afin d’en assurer l’arbitrage. Poséidon frappa le sol de son trident pour que jaillisse un lac salé sur l’Acropole d’Athènes. Athéna y fit pousser un olivier, symbole de la paix. Ce dernier fut estimé le meilleur présent des deux. Les dieux accordèrent ainsi la souveraineté à Athéna sur un territoire désormais délimité et consacré (Athènes et l’Attique).

Aucun temps ne saurait exister avant la réalité racontée par le mythe (Eliade, 1957b, p. 64), car, dans le mythe, toute création est en même temps création du Temps (mais d’un Temps mythique !) ; avant il n’y avait rien. Eliade précise ainsi : « C’est pour cette raison que toute création est imaginée comme ayant eu lieu au commencement du Temps, in principio. Le Temps jaillit avec la première apparition d’une nouvelle catégorie d’existants. » (Op.cit., p. 70). La caractéristique de ce temps de l’origine, de ce temps de la création où « quelque chose est venu à l’existence », comme le dit Eliade, est d’être en rupture radicale avec le temps actuel. Lévi-Strauss mentionne en effet qu’« un mythe se rapporte toujours à des événements passés : avant la création du monde ou pendant les premiers âges, en tout cas il y a longtemps » (1974, p. 231, chapitre « Les structures des mythes »). Mais ce « il y a longtemps » traduit une différence de nature entre les deux formes de temporalité (temporalité mythique et temporalité sociale). Le temps mythique est un « Urzeit », le préfixe « Ur », signifiant ce qui existe en tout premier. Lévy-Bruhl en parle ainsi (1963, p. 8) : concernant « le passé le plus lointain, Urzeit, ce n’est pas sur Zeit qu’il faut mettre l’accent, mais sur Ur ». Il ne s’agit pas d’une période qui remonte très loin dans le passé, mais d’un temps qui ne participe pas à la chronologie de notre temps actuel, donc d’un temps mythique. Lévy-Bruhl dit à cet égard que la période mythique, est « pour ainsi dire, pré-temporelle ou extra-temporelle » (Op.cit., p. 6). En réalité il faudrait dire qu’ici, la temporalité à laquelle il est fait référence, est la temporalité sociale, qui inclut un temps linéaire, avec chronologie, finitude et perte. Cela ne saurait dire pour autant qu’il n’y ait pas, en œuvre, au sein du mythe, une forme de temporalité. Il ne s’agit pas, comme Lévy-Bruhl l’affirme ici et là, d’une période « où il n’y avait pas encore de temps » (Op.cit., p. 5), mais d’une période qui se meut dans une temporalité autre que la temporalité linéaire, chronologique, impliquant finitude et perte. En somme, nous pouvons rejoindre Lévy-Bruhl lorsqu’il dit : « Le mode d’existence du monde mythique et celui du monde actuel diffèrent qualitativement […] » (Op.cit., p. 6). Cette différence qualitative concerne la temporalité, les êtres (dieux ou demi-dieux, tels Achille ou Énée) et les événements mêmes du mythe (par exemple naissance d’Aphrodite issue du sperme d’Ouranos tombé dans l’Océan à la suite de la castration par son fils Cronos).

En somme, le temps du mythe est un « illud tempus primordial », selon la formule d’ Eliade (1974, p. 383). « Illud » est un adjectif démonstratif latin à valeur laudative qui désigne ce qui est très éloigné tant dans l’espace et dans le temps que dans la conception que l’on peut avoir de la chose. Le temps mythique est à ce point éloigné qu’il diffère en nature du temps social. Boccara formule ce point à sa façon : « Par le mythe, l’homme remonte le temps et rétablit la continuité avec le monde animal dont il vient, il devient ce que j’appelle un homme-animal : le « chaman » des anthropologues en est un des meilleurs exemples » (2002, p. 29). Or redevenir animal consiste à retourner à la nature et à rompre avec la culture, la civilisation. Cette rupture est notamment consacrée par une rupture temporelle à l’œuvre dans les fêtes de commémoration qui réactualisent le temps mythique. Par exemple, à Babylone, la cérémonie akîtu qui se déroulait les derniers jours de l’année et les premiers jours du Nouvel An. Il s’agissait d’une réactualisation du combat des origines entre Marduk et le monstre marin Tiamat qui avait mis fin au Chaos par la victoire finale du dieu. Marduk avait créé le cosmos avec le corps déchiqueté de Tiamat et avait créé l’homme avec le sang du démon Kingu, principal allié de Tiamat. Cette réactualisation était à l’œuvre non seulement dans la mise en scène (le combat mimé), mais aussi dans les rituels et les formules. Comme dans toute réactualisation mythique, « l’événement mythique redevenait présent . » (Eliade, 1957b, p. 70). Eliade ajoute que, « puisque le Nouvel An est une réactualisation de la cosmogonie, il implique la reprise du Temps à son commencement, c’est-à-dire la restauration du Temps primordial, du Temps « pur », celui qui existait au moment de la Création. » (Op.cit., p. 71). Cette restauration du Temps mythique se retrouve dans les purifications, l’expulsion du bouc émissaire, la combustion des anciens péchés…

En outre, le temps mythique s’organise autour d’une généalogie, ainsi que le rappelle Vernant : « pour la pensée mythique, toute généalogie est en même temps et aussi bien explicitation d’une structure ». De fait, reprenant le mythe des races et de l’âge d’or chez Hésiode, il indique que « la succession des races dans le temps reproduit un ordre hiérarchique permanent de l’univers » (1960, p. 22-23). Ainsi à la race d’or succède la race d’argent à laquelle succède la race de bronze, à laquelle succède la race des héros, à laquelle succède la race de fer. Mais la race de fer n’est que la dernière d’un cycle, dont on peut supposer qu’il recommence, puisque Hésiode se lamente ainsi en parlant de l’âge de fer : « Plût aux dieux que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération ! Que ne suis-je mort avant ! Que ne puis-je naître après ! C'est l'âge de fer qui règne maintenant » (cf. Hésiode, v. 109-201). Cette généalogie implique également une pensée de la filiation, qui permet d’approfondir la pensée de l’origine et instaure une continuité entre la temporalité sociale et la temporalité mythique. Il semblerait même que la temporalité sociale n’acquière de crédit qu’en s’enracinant dans la filiation mythique : ainsi chaque dirigeant de la Rome Antique tentait de conforter son autorité en se réclamant d’une filiation mythique (par exemple César prétendait descendre d’Aphrodite à travers Énée, le fondateur mythique de Rome). De même tout empereur devait être divinisé à sa mort et retourner à la temporalité mythique dont on le disait issu (apophanie), à l’image de l’origine divine et de la nature divine de Romulus (« divinae originis divinitatisque »), le premier de ces empereurs. Voici la mort mythique de Romulus :

« Une fois ces immortels travaux accomplis, alors que, pour passer en revue l’armée, il tenait une assemblée dans la plaine au marais de la Chèvre, une tempête, qui avait soudainement éclaté avec un grand fracas et de violents coups de tonnerre, dissimula le roi sous un nuage si dense qu’elle l’enleva aux yeux de cette assemblée. Ensuite, Romulus ne fut plus sur terre » 3 .

De la sorte, la temporalité mythique semble être à la fois en amont et en aval de la temporalité sociale. Il existe aussi, dans les civilisations primitives, un passage possible entre la temporalité sociale et la temporalité mythique. Ce passage, ainsi que nous l’expliciterons ultérieurement, est un voyage tant spatial que temporel, et est effectué par ceux que l’on appelle les chamans. Il s’agit d’un retour à l’origine qui peut permettre un nouveau départ : « (…) en d’autres termes, ils impliquent la possibilité, pour certains élus ou privilégiés, de remonter à l’origine du Temps, de retrouver l’instant mythique et paradisiaque d’avant la « chute », c’est-à-dire d’avant la rupture des communications entre Ciel et Terre » (Eliade, 1974, p. 83). Ces chamans remontent la filiation pour atteindre l’origine de la généalogie illustre, à savoir les ancêtres glorieux qu’évoque le mythe.

En somme, cette traversée du temps illustre un point fondamental : le temps mythique est certes un temps des origines et de la généalogie, mais il est aussi un temps sacré, qui nécessite une séparation radicale d’avec le temps social. Seuls quelques « élus » (empereurs, chamans…) ont le privilège de défier la linéarité et la chronologie du temps social profane pour remonter aux sources du temps mythique.

Notes
3.

« His immortalibus editis operibus, cum ad exercitum recensendum contionem in campo ad Caprae paludem haberet, subito coorta tempestas cum magno fragore tonitribusque tam denso regem operuit nimbo ut conspectum ejus contioni abstulerit ; nec deinde in terris Romulus fuit. », in Tite-Live, I, XVI (traduction personnelle).