II.3.2. Le cas Gabrielle (2)

Gabrielle me confie un jour la lettre manuscrite suivante :

« Pour la première fois, l’Ange Gabriel parle de sa fille Sainte Catherine qu’Elle destinait à devenir l’épouse de Notre Seigneur Jésus-Christ Krist Pantokrator. J’avais 26 ans et demi, je savais qui était mon père et ma mère, je voulais de toutes mes forces une fille qui, je voulais, deviendrait l’épouse de J.C. Alors ? Il me fallait avoir des rapports sexuels avec des jeunes gens de mon âge (26 ou 27 ans). J’ai choisi 2 jeunes gens, tous les 2 italiens. Le 1er c’était un jeune homme blond aux yeux bleus, grand, beau comme un Dieu ! Le second, un homme brun aux yeux noirs, petit de taille (il mesure 1m 60). Alors ? J’ai flirté avec l’homme blond M. R. 4 , puis au bout d’une dizaine de jours, je faisais la connaissance de M. L. P. et plus rien ne m’arrêtait ! J’avais des rapports sexuels avec le blond et le brun. Je savais que l’un des 2 me mettrait enceinte, mais tant pis ! Car je voulais très fort une fille qui, je la destinais à devenir l’épouse de Jésus. Donc c’était en 1966, je fréquentais, l’un, blond, puis l’autre, brun. Et bien sûr j’ai été mise enceinte. Mais de qui ? Le blond (le 1er) ou le brun (le second) ?

Ma famille, les « psy » tout le monde me questionnait : « Qui est le papa de ton enfant ? » C’était affreux, horrible, je devais supporter toutes les moqueries sans broncher.

Le 17 mars 1967, à la maternité de l’hôpital de la Conception de Marseille j’accouchais d’une fille : brune aux yeux noirs ! Elle ressemblait à mon second amoureux donc je pensais que c’était mon second amoureux (brun aux yeux noirs) qui m’avait mise enceinte et qui était l’heureux papa de ma fille, mais Oui ! Mais ! J’ai allaité ma fille pendant 1 mois ½ à la maison « l’Abri maternel », où étaient recueillies et très bien aidées les mères célibataires. Au bout d’un mois d’allaitement, ma fille commençait à perdre ses cheveux bruns, et dessous, repoussaient des cheveux « jaunes-pailles » cela n’était pas encore une blondeur véritable. Un jour je l’ai embrassée, il y eut comme une grande lumière, subitement, et ma fille âgée déjà de presque 1 mois et demi, eut les yeux bleus ! Je commençais à me poser des questions : qui des 2, le blond ou le brun, était le père ?

Et au bout d’un mois ½ d’allaitement, la DDASS m’enleva mon enfant.

Et à ce moment-là, c’était odieux ! horrible !

Je suis restée presque 8 mois sans voir ma fille et lorsque je l’ai revue au bout de 8 mois, elle était blonde ! Aux yeux bleus ! C’était horrible pour moi ! Je croyais que la DDASS avait interchangé mon enfant en m’enlevant ma fille née brune pour me mettre à sa place une autre fille blonde. C’était insupportable pour moi !

Un dimanche j’en parlais au téléphone à ma psychanalyste-psychothérapeute Dr Noëlle Augier. Elle me répondit : C’est comme ça. Donc d’après cette grande dame de la science ma fille avait mué ! »

Puis Gabrielle précise que le brun est alors l’oncle de sa fille : « son oncle pas son père », et que le grand-père de ses petits enfants c’est « le blond aux yeux bleus », « qui est entrepreneur en Corse. Il bâtit. » Et elle poursuit : « Une chose qui m’est arrivée un jour dans la rue : c’était un dimanche après-midi, je me promenais, tout à coup, je vois ma fille qui arrive en courant vers moi, les mains tendues, elle m’a enlacée la taille, m’a embrassée longuement en criant :

« Maman ! Maman ! Maman !

Je sais que tu es ma maman !

Je sais que tu m’as allaitée !

Je t’aime, maman !

Je t’aime ! »

Elle pleurait de joie. »

Ce récit, qu’elle a d’ailleurs maintes fois raconté à l’oral avec quelques variations, revient donc de façon périodique. Il s’apparente à un récit mythique dans la mesure où il évoque une naissance, donc une création, mais surtout une pensée de l’origine et de la filiation. Qui est le père de sa fille ? Ou plutôt, voici une question plus universelle : qui est le père ? Cela peut nous laisser aussi émettre l’hypothèse qu’à travers la naissance de sa fille, Gabrielle rejoue sa propre naissance et questionne sa propre origine. Cette hypothèse est d’ailleurs confortée par l’absence de chronologie linéaire dans la filiation. La généalogie est plutôt d’ordre réversible, dans la mesure où elle autorise un retour aux origines. De fait, cette filiation semble perturbée par les rôles que Gabrielle assigne aux héros de son récit. Sa fille serait Sainte Catherine, elle-même serait l’Ange Gabriel. Et Gabrielle, alias l’Ange Gabriel, vouerait à Jésus Christ sa fille Sainte Catherine en mariage. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la filiation biblique est perturbée. De fait, Catherine n’est pas la fille de l’Ange Gabriel, et pas non plus la femme de Jésus. Par ailleurs, « le brun » qui n’est alors qu’un ancien amant, lorsque Gabrielle suppose qu’il n’est pas le père car sa fille aurait « mué » en blonde aux yeux bleus, devient l’oncle de sa fille…

D’autre part, les temps sont brouillés, puisque Gabrielle fait revivre dans l’actualité des personnages des temps anciens. Cette réactualisation est une actualisation du temps originaire : « Pour la première fois ». L’ensemble du récit est à l’imparfait, un imparfait duratif, et, bien que les dates soient précises, elles ne semblent pas du tout reliées à l’actualité. Gabrielle alias l’Ange Gabriel, n’inscrit aucune continuité entre ce récit et le présent profane du temps social.

En psychopathologie, ce temps des origines et de la généalogie peut être caractérisé par ce qu’en dit Ciccone : « Le système de filiation narcissique contient la croyance à la possibilité de captation de la toute-puissance originaire ancestrale et se retrouve, par exemple, dans les délires mystiques qui témoignent d’un intense désir de rapprochement avec ce point d’origine . Il s’agit donc d’un système magique omnipotent » (Ciccone, 1999, p. 88). Par ailleurs, la confusion des sexes semble confortée la confusion temporelle, dans la mesure où Gabrielle est l’Ange Gabriel, ce qui nous renvoie à la querelle scolastique du sexe des anges ! Mais aussi, puisque Gabrielle a les deux sexes, dans quelle mesure la naissance de sa fille n’illustre-t-elle pas un auto-engendrement ? Cet auto-engendrement serait à l’image de la temporalité qui elle aussi fait retour sur elle-même, brouille la filiation et la généalogie d’origine (l’Ange Gabriel n’est en effet pas censé enfanter dans le récit biblique). Par son récit, Gabrielle renvoie à une sorte de préhistoire mythique, à un temps originaire où la filiation n’en est pas une, où l’origine est mal identifiée, et où elle n’apporte aucune certitude (ainsi que le montre la métamorphose de la fille de Gabrielle). Cette temporalité des origines et de la généalogie, que l’on retrouve dans le mythe, est donc aussi à l’œuvre dans la psychose, comme l’explique Aulagnier : « […] je me demande si ce n’est pas là une des raisons pour lesquelles, dans le délire , sont si fréquents les thèmes liés à une sorte de préhistoire mythique, sorte de reconstruction délirante des origines du monde , comme si, faute de pouvoir trouver sa place dans une histoire familiale, le psychotique cherchait un sens à son être dans un début qui – parce que antérieur à toute histoire humaine – lui serait seul permis et accessible » (1986, p. 363).

Le mythe serait donc à la collectivité ce que la psychose serait à l’individu : une tentative de reconstruction délirante des origines, de façon à trouver un sens à l’être, voire de l’espoir 5 . Cette reconstruction délirante aurait donc sa temporalité propre, ou plutôt appropriée, pour constituer une première unité, garante d’une identité ultérieure. Aulagnier explicite en effet à cet égard : « Dans une première approximation nous dirons que la question « comment naissent les enfants ? » équivaut à un « comment naît le Je », et que ce dernier attend que la réponse donne le texte du premier paragraphe de l’histoire dans laquelle il doit pouvoir se reconnaître, puisqu’elle peut seule doter d’un sens la succession des positions identificatoires qu’il peut tour à tour occuper.

Or, qu’il s’agisse d’une histoire singulière ou de l’histoire des sujets, les deux partagent une même exigence : elles ne peuvent se permettre l’aveu de ne rien connaître sur leur origine . Le premier paragraphe ne peut se présenter comme une suite de lignes blanches : si tel était le cas, l’ensemble des autres se trouverait suspendu au risque qu’un jour une parole, en s’y inscrivant, les déclare un pur faux. C’est pourquoi dans le registre de l’histoire des sujets, on peut dire que tout mythe , qui est toujours mythe d’une origine, a fonction de garantir l’existence de ce premier paragraphe » (1975, p. 227).

Ainsi, la temporalité mythique s’apparente à la temporalité psychotique, s’agissant du temps du devenir, qui pense les origines et la généalogie. Toutes deux auraient d’ailleurs une même vocation, l’une sur un plan collectif, l’autre sur un plan individuel : garantir une unité identitaire qui puisse autoriser (sans le produire nécessairement) l’avènement ultérieur d’un sujet historique, en instaurant un « premier paragraphe ».

Notes
4.

Je n’indique que les initiales des noms, de façon à protéger l’anonymat de ces personnes.

5.

Dans la mesure où le mythe tente, à travers le temps sacré, de panser la blessure de la perte originelle, celle de la première séparation traumatique, à savoir la naissance, en la réactualisant par le truchement de cette pensée de l’origine.