II.4. Figures de la mort

Je tenterai de montrer que l’une des figures psychotiques de la mort est la permanence, loin de la disparition inhérente à la temporalité sociale, ainsi que les incidences de cet aspect sur le cadre thérapeutique.

II.4.1. Figures mythiques de la mort comme régénération et connaissance

Le mythe donne à voir la mort autrement. Dans notre temporalité commune, profane, la mort est vue comme la fin de la vie, un terme, après lequel il n’y a rien. Dès lors notre temps social est irréversible, linéaire, et la perspective de la mort qui fait de nous un « être-pour-la-mort » est facteur d’une angoisse existentielle : « Il y a dans le Dasein [l’existence , en tant qu’elle est là : l’être-là], aussi longtemps qu’il est, chaque fois quelque chose qui reste encore en attente et qui est ce qu’il peut être et ce qu’il sera. Mais « la fin » fait elle-même partie de cette manière de rester en attente. La « fin » de l’être-au-monde , c’est la mort » (Heidegger, 1927, p. 286). Dans le temps social, la mort est disparition et c’est elle qui met en mouvement un temps historique, un temps d’« être historial », pour reprendre le terme d’Heidegger (Op.cit., p. 287).

Or, la temporalité mythique inverse cette tendance. La mort serait une régénération, une nouvelle vie, ce que Boccara formule sous le paradoxe suivant : « Tout mythe a pour objectif de vivre la mort » (2002, p. 97). Il existe en particulier certains mythes qui, en racontant ce qui s’est passéin illo tempore, relatent pourquoi l’homme est mortel.

Ainsi, le mythe nous offre une connaissance indirecte de la mort, il interroge la présence de la mort et les origines de la mort. Eliade met en évidence des mythes de cataclysmes cosmogoniques et eschatologiques, qui racontent comment l’humanité a été détruite hormis quelques survivants destinés à une nouvelle création : déluge, incendie, tremblements de terre, incendies, régression au chaos (cf. chap. IV « Eschatologie et cosmogonie », in Aspects du mythe). Eliade précise qu’à travers la mort : « c’est toujours la même lutte contre le Temps, le même espoir de se délivrer du poids du Temps mort, du Temps qui écrase et qui tue. » (Eliade, 1963, p. 235). La mort semble être la seule voie possible pour abolir la durée temporelle, l’existence historique, et pour réintégrer la situation primordiale. Ainsi, l’on tue son existence profane, marquée d’historicité, de finitude et de perte, pour réintégrer une existence immaculée, ouverte, « non souillée par le Temps » (Eliade, 1957a, p. 274).

Mais la mort est également une épreuve initiatique, un rite de passage, et non plus un arrêt ou une finitude : « […] l’accès à la vie spirituelle comporte toujours la mort à la condition profane, suivie d’une nouvelle naissance. » (Eliade, 1957b, p. 170). Eliade rappelle les épreuves initiatiques des jeunes gens dans les sociétés archaïques, épreuves indispensables à toute initiation pourvu qu’ils y survivent. Ces épreuves (qui peuvent également faire penser aux épreuves que les spartiates exigeaient des jeunes gens pour qu’ils puissent être jugés aptes à être adultes) comportent plusieurs années de vie sauvage, hors de la cité, dans l’autre monde, pour parfaire leur initiation, avec des tortures, des épreuves, couronnées par un rituel de mort et de résurrection symboliques. Eliade raconte que, parmi ces rituels, l’un consiste pour le jeune garçon à être englouti par un monstre, être enterré vivant, être perdu dans la jungle, c’est-à-dire dans les Enfers (Op.cit., p. 67). Le mythe permet d’apprivoiser la mort par ces expériences initiatiques, qui sont des expériences d’angoisse.

L’initiation ne se fait qu’au prix de l’agonie, de la mort et de la résurrection rituelles. Cette mort, qui est une régression au Chaos, prépare une nouvelle naissance, liquide le passé, abolit l’œuvre du temps social, et réintègre l’instant auroral, le commencement absolu. Eliade formule les choses ainsi : « l’homme de sociétés archaïques s’est efforcé de vaincre la mort en lui accordant une telle importance qu’en fin de compte la mort a cessé de paraître un arrêt et qu’elle est devenue un rite de passage ; en d’autres termes, pour les primitifs, on meurt toujours à quelque chose qui n’était pas essentiel : on meurt surtout à la vie profane. Bref, la mort arrive à être considérée comme la suprême initiation, c’est-à-dire comme le commencement d’une nouvelle existence spirituelle. Plus encore : génération, mort et régénération ont été comprises comme les trois moments d’un même mystère, et tout l’effort spirituel de l’homme archaïque s’est employé à montrer qu’entre ces moments il ne doit pas exister de coupures. On ne peut pas s’arrêter dans un de ces trois moments, on ne peut pas s’installer quelque part, dans la mort, par exemple, ou dans la génération. Le mouvement , la régénération se continuent toujours » (Op.cit., p. 278). Cette régénération peut prendre la forme du mythe du renouvellement par le morcellement, la cuisson ou le feu (Eliade, 1951, p. 68).

Le meilleur messager de la mort est le chaman. Ainsi Eliade parle d’une « expérience extatique assez complexe, durant laquelle le candidat est censé être torturé, coupé en pièces, mis à mort pour ressusciter enfin. C’est uniquement cette mort et cette résurrection initiatiques qui consacrent un chaman » (Op.cit., p. 76). Il prend ensuite l’exemple de l’initiation du medicine-man australien de la région de Forest River, qui s’organise autour de la mort et de la résurrection symboliques du candidat (avec insertion d’objets magiques dans le corps du candidat), mais aussi de l’ascension au ciel. « Le maître initiateur se transforme magiquement en squelette, et réduit la taille de l’apprenti à celle d’un nouveau-né : les deux exploits symbolisent l’abolition du temps profane et la réintégration d’un temps mythique » (Op.cit., p. 118).

En somme, les chamans et medicine-men parviennent à rétablir l’époque mythique, ainsi que la communication entre le Ciel et la Terre. Selon Eliade : « […] l’expérience chamanique équivaut à une restauration de ce temps mythique primordial et le chaman apparaît comme un être privilégié qui retrouve, pour son compte personnel, la condition heureuse de l’humanité à l’aube du temps. Quantité de mythes […] illustrent cet état paradisiaque d’un illud tempus béatifique que les chamans, pour leur part, retrouvent par intermittence pendant leurs extases » (Op.cit., p. 127).

La réactualisation de l’illud tempus est l’une des raisons d’être du mythe. Le chaman contribue à la connaissance de la mort grâce à ses facultés de passeur entre le monde social et le monde mythique. Par exemple, il décrit minutieusement les paysages et personnages rencontrés dans les voyages extatiques dans l’au-delà, pendant ou après la transe. L’important est qu’il revienne vivant de son périple dans le royaume des morts pour raconter ce qu’il y a vu. Le monde angoissant de la mort finit par être représentable pour ne pas dire familier. Le mythe nous donne à voir les personnages du monde de la mort. La mort devient alors valorisée comme rite de passage vers un mode d’être spirituel. Eliade décrit ainsi cette expérience de la mort : « La régression au Chaos se vérifie parfois à la lettre : c’est le cas, par exemple, des maladies initiatiques des futurs chamans, qui ont été souvent considérées comme de véritables folies. On assiste, en effet, à une crise totale, conduisant parfois à la désintégration de la personnalité. Ce « chaos psychique  » est le signe que l’homme profane est en train de se « dissoudre » et qu’une nouvelle personnalité est sur le point de naître » (1957b, p. 166).

L’un des mythes les plus explicites pour la régression est celui de la traversée du Styx à l’aide du passeur Charon. Ce mythe donne à voir la mort. Ainsi, Charon a pour mission de faire transiter les âmes à travers le marais de l’Achéron, sur l’autre rive du fleuve des morts. Charon ne fait d’ailleurs que diriger la barque, car ce sont les âmes qui rament. Cette conception mythique de la mort comme traversée vers un autre royaume et non disparition pure et simple était en outre accréditée par la coutume des Grecs selon laquelle tout mort devait avoir dans la bouche une obole pour payer le passeur. Dans le cas contraire, l’âme était contrainte d’errer sur les rives du Styx, en pleine détresse, durant cent ans, avant que son sort ne soit décidé par les dieux. La Sibylle informe Enée à ce sujet :

« Tous ceux que tu vois, est foule sans ressources ni sépulture : le passeur est Charon ; ceux que l’onde porte, ont trouvé sépulture. Ni les rives terrifiantes ni les rauques courants ne peuvent les transporter avant que leurs os n’aient trouvé repos dans une demeure. Ils errent cet années, et volètent autour de ces rivages […] » 6 .

Le passage de la vie à la mort pour un vivant qui n’est pas mort n’est en outre réservé qu’aux élus c’est-à-dire ceux qui y ont été autorisés (par exemple Orphée) : c’est en cela que dans le mythe, il requiert des pouvoirs singuliers (qui semblent être reconnus au chaman). C’est ainsi que Charon fut sévèrement puni (il dut être enchaîné pendant toute une année) pour n’avoir su résister à Héraclès qui força le passage pour pénétrer dans l’Hadès (royaume des morts).

Notes
6.

« Haec omnis, quam cernis, inops inhumataque turba est ; // portitor ille Charon ; hi quos vehit unda, sepulti. // Nec ripas datur horrendas et rauca fluenta // transportare prius quam sedibus ossa quierunt. // Centum errant annos volitantque haec litora circum. », in Virgile, VI, 325-329 (traduction personnelle).