II.4.2. Le cas Gabrielle (3)

La temporalité mythique intègre une pensée de la mort à la fois sous un versant eschatologique et un versant de régénération. S’agissant de l’eschatologie, Gabrielle est persuadée que nous vivons le jugement dernier. A travers son appréhension de la mort, elle illustre très bien la vertu chamanique d’être entre deux mondes, le monde profane et le monde mythique, et de nous donner à voir la mort.

Tout d’abord, Gabrielle traverse les couloirs en hurlant « c’est le chaos, c’est le chaos ». En outre, elle accumule des prophéties porteuses de mort. En voici un exemple clinique :

Un jour, alors que je viens la chercher pour un entretien, Gabrielle me dit s’inquiéter à cause des « Juifs » (mot qu’elle prononce avec une certaine agressivité, tout en ponctuant sa phrase de mots allemands, et m’assurant qu’elle a appris le yiddish pour pouvoir communiquer avec Ariel Sharon). Elle me parle ensuite de l’imminence de la troisième guerre mondiale. Lorsque je pose des questions sur les motifs de cette guerre, elle refuse de m’expliquer, et me hurle dessus « mais Madame », avec virulence. « Vous ne comprenez rien, vous êtes des psys, des intermédiaires. Vous n’êtes pas diplomate ». Je lui demande pourquoi elle dit cela, elle me répond : « mais vous ne comprenez vraiment rien, vous ne travaillez pas dans la diplomatie », tout en s’énervant. Elle m’explique ensuite qu’il vaut mieux prévenir que guérir et que c’est important de prévenir maintenant l’arrivée de la troisième guerre mondiale à Marseille. Cette troisième guerre mondiale aurait lieu actuellement en Irak : « le type que je déteste le plus sur terre, c’est Georges Bush, qui incarne le mal. Heureusement pour Marseille, je veille à prévenir l’arrivée de la troisième guerre mondiale. Mais cela risque d’être la fin du monde ! », assure-t-elle.

Outre la prophétie messianique de fin du monde, elle nous donne à voir de près la mort. En effet, durant ce même entretien, elle veut me montrer une pochette qu’on lui aurait donnée à l’hôpital La Conception. D’un coup, sans que rien ne m’ait laissé présager d’un tel geste, elle se lève, soulève sa jupe, et me montre sa culotte, ou plutôt deux culottes superposées avec un sac entre les deux. Très surprise, pour ne pas dire abasourdie, je lui dis en plaisantant : « Vous me faites un strip tease ! » Elle prend mon propos très au sérieux et me rétorque : « C’est entre nous, c’est entre femmes, on peut se montrer des choses que je montrerai pas à un homme. Parce qu’un homme, zouh ! » (Avec sa main, elle fait le geste d’un sexe qui se dresse). « Mais donc c’est pas un strip tease, c’est pas du tout un strip tease », tient-elle à préciser fermement plusieurs fois, en prenant cette plaisanterie très au sérieux. Elle ajoute que si j’avais été un homme, j’aurais pu abuser d’elle, « parce que des abus il y en a très souvent ». Sous la première culotte donc, il y a cette pochette, qu’elle m’ouvre, et où elle me demande de regarder : il y a un paquet de kleenex, un peigne, des lingettes nettoyantes, un petit dentifrice et autres instruments pour la toilette. Je lui demande alors : « C’est votre nécessaire de survie ? » Elle me répond : « Oui, je l’ai toujours sur moi. Par contre pouvez-vous m’expliquer ça ? » Ce faisant, elle me montre une image où une femme est dessinée dans un cadre. La silhouette est blanche – comme les panneaux sur la porte des toilettes publiques pour distinguer les hommes et les femmes – et l’encadré autour est noir. Elle me précise que ce qui la perturbe, c’est que le noir soit autour du blanc et que ce ne soit pas le contraire. Elle me demande ce que cela signifie. Je lui dis que c’est juste pour distinguer les hommes et les femmes et que ça se voit mieux comme ça. Elle semble alors rassurée par l’explication, puis passe à autre sujet. Elle me montre un papier de prière de Notre Dame de la Garde. Elle me demande instamment de lire la prière à la Vierge Marie. Depuis le début de l’entretien, j’ai l’impression d’être menée de surprise en surprise, et même le sentiment contre-transférentiel que Gabrielle tente de m’imposer sa présence, ses points de vue, son impudeur, comme pour me mettre sur la défensive ou développer un rapport de forces. J’ai l’impression qu’elle souhaite que je développe une forme d’agressivité dont elle pourrait par la suite se servir, par exemple en se posant en victime et/ou justicière. Cette prise de conscience m’est venue dès le début de l’entretien lorsqu’elle m’a reprochée de ne pas être « diplomate ». Concernant sa demande de lecture de la prière, je la vis comme une demande de soumission à son dogme et ce, d’autant plus que je suis très rétive à tout type d’aliénation dogmatique imposée, ce qu’elle a dû elle-même sentir. Je me dérobe donc en lui proposant que ce soit elle qui me lise cette prière, puisqu’elle le fera mieux que moi. Elle se désintéresse de la lecture à ma réponse (indice, selon moi, que le but n’était pas tant la lecture en soi de la prière que ma supposée « conversion »), puis m’indique qu’elle a ce papier sur elle pour qu’il la suive jusqu’à ce qu’elle soit à l’article de la mort : là elle pourra lire la prière à la Vierge Marie afin qu’elle la protège après sa mort. Ainsi, elle semble déjà être dans un passage entre la vie et la mort. De surcroît, elle s’arroge le droit d’édicter la mort des autres. De fait, durant cet entretien, un patient hurle dans le couloir (il s’agit d’un patient qui a des phobies récurrentes, voit des rats qui courent sur lui par exemple. Lors des crises de phobie, il hurle, terrorisé. Dans le cas présent, en outre, il semble s’être mis en colère contre un autre patient). Gabrielle m’explique que « certains il faut les zigouiller, mais de façon propre » (elle fait le geste du tranchant de la guillotine). « Lui il faut le nettoyer, net. C’est insupportable, il vient de dire « c’t’enculé ». Quelle vulgarité, ça mérite pas de vivre, des gens pareils ». La radicalité de ses propos ainsi que de ses gestes sont en partie destinés à ce que je prenne peur, et que je la craigne, du moins est-ce ainsi que je l’ai vécu et interprété.

Elle poursuit en évoquant son rôle de passeur entre la vie et la mort. De fait elle me dit que « de toute façon il faudrait des enregistrements avec des micros de nos entretiens, pour que tout le monde entende, ou pour que ça passe sur une télé spéciale, parce que sinon ce serait pas bien que tout le monde entende, on pourrait avoir des ennemis ». Elle reparle de la troisième guerre mondiale avec les Juifs, qui auraient la bombe atomique, ainsi que d’Ariel Sharon, qu’elle surnomme avec humour « charogne » (elle s’amuse elle-même de son bon mot). Sharon est alors hospitalisé et l’on ignore s’il va mourir ou non. Elle répète plusieurs fois la phrase suivante en hurlant : « Il faut appeler un chat un chat. Pas un minou, un minet… Non c’est un chat ». Elle poursuit : « Je suis le Messie des Juifs. Charogne, c’est le mal. « Je suis le Messie, car je délivre des messages. Je suis la messagère. Messie veut dire messagère. Alors ce matin j’ai voulu porter une lettre à Ariel Sharon, la déposer au consulat d’Israël, 246 rue Paradis. Dans cette lettre, je le sauve, ainsi que ses enfants et sa descendance, car c’est une lettre où je lui crie mon amour. Mais à l’entrée, ils n’ont pas voulu me laisser passer. Le gardien m’a attrapé par le bras, là où j’ai mal, c’est inhumain et grossier des traitements comme ça.  Du coup, j’ai donné ma lettre à des intermédiaires, mais je ne suis pas sûre qu’elle lui parvienne ». Ainsi, Gabrielle, persuadée de la mort imminente de Sharon, cherche à l’accompagner dans cette inconnue, « rue Paradis » et à lui permettre de mourir sereinement (le nom de la rue ne manque pas non plus de sens ! C’est bien pourtant le lieu réel du consulat d’Israël à Marseille). Elle accomplit une mission d’ordre chamanique de passage entre les deux mondes de la vie et de la mort.

Bien entendu, nous pouvons relier les propos de Gabrielle à la mort comme crainte, à une lutte contre la disparition et la perte. La crainte se manifeste non seulement dans des attitudes claires, comme le nécessaire de dernière heure, avec la prière, mais également dans des détails, comme la question des dessins d’hommes et de femmes colorés de blanc entourés de noir. Ce qui perturbe Gabrielle, c’est de savoir pourquoi c’est le noir qui est autour, et non le contraire. Le noir symbolise généralement la mort. « Pourquoi donc la vie est-elle entourée de la mort ? », ainsi peut-on interpréter l’inquiétude de Gabrielle. Le besoin de prédire, le besoin de penser la mort comme régénération et non comme fin, ainsi que le besoin de penser le passage entre la vie et la mort témoignent de la difficulté à penser la perte. Il semble d’ailleurs que la temporalité mythique lutte contre cette idée de la perte ou d’une existence traversée par une temporalité qui inclut la finitude et le deuil. Ainsi, la modification qualitative de l’expérience sensorielle et perceptive, et notamment la modification de l’expérience perceptive du temps, traduiraient l’impossibilité de penser la mort comme perte. En psychopathologue, Guyotat a notamment pensé la problématique de la coïncidence mort/naissance, ainsi que le rappelle Ciccone (1999, p. 88). La pensée de cette coïncidence témoigne bien entendu d’un deuil pathologique, et de la difficulté à penser la perte. Sans doute est-ce pour cela qu’on la retrouve bien davantage dans la psychose (ce qui revient à questionner l’existence du noyau mélancolique à l’œuvre dans toute psychose (Richard, 2003 ; cf. III.3.3., infra).

Enfin, Gabrielle semble voyager dans l’espace comme dans le temps, à la manière d’un chaman mythique. Elle traverse le temps, capable de ressusciter, de prédire le futur, et de parler aux morts. Elle dit d’ailleurs : « Les israélites, le peuple élu, parle allemand. Moi l’Ange Gabriel je parle l’allemand. Je suis sur la terre pour montrer la voie du paradis ». Elle serait donc sur terre pour mener les vivants vers la mort, leur montrer la voie de la mort. S’agissant de ces textes manuscrits, elle les signe de son nom de famille, avant de barrer le nom pour signer « Gabriel » : elle indique ainsi qu’elle est morte mais ressuscitée. En somme, à la façon de la temporalité mythique, elle procède à un retour sur terre pour donner accès au monde des morts, dont elle est « la messagère ». L’expérience est aussi d’ordre chamanique en ce que Gabrielle vit quotidiennement l’expérience du chaos, qu’elle invoque en criant dans les couloirs « C’est le chaos ! C’est le chaos ! ».

Par ailleurs, elle confère un rôle très singulier à ses interlocuteurs. L’équipe des infirmiers parle de « théâtralisation », et effectivement, elle donne le sentiment aux interlocuteurs non seulement d’être des spectateurs, mais en outre des élèves, voire des disciples. Personnellement, au cours des entretiens, j’avais l’impression qu’elle endossait le rôle effectif d’un personnage de l’au-delà, personnage prophétique, qui tend à nous éclairer sur des notions fondamentales, telles que la mort ou la sexualité. Les sentiments que j’ai souvent éprouvés dans le contre-transfert sont des sentiments contrastés : sentiments plutôt de passivité (Gabrielle occupe le devant de la scène), d’amusement (Gabrielle fait du spectacle et se plait à faire rire ses interlocuteurs), mais aussi de peur et d’hostilité. Parfois je l’ai vécue comme un personnage très impressionnant, sinon glaçant (lorsqu’elle prône la mort d’autrui notamment) ; d’autres fois comme une personne drôle et fragile. En définitive, ce qui ressort principalement de Gabrielle, c’est une sorte de transmission forcée qui nie l’altérité. Elle donne à voir, réitère sans cesse les mêmes histoires (par oral ou par écrit), dans une temporalité qui semble nier la linéarité et l’irréversibilité du temps.