II.5. Temps du Sacré

La temporalité mythique est également un temps sacré, qui s’oppose au temps profane. Ce temps profane, nous l’avons appelé temps social, à savoir un temps qui se caractérise par une conception mesurée (« le temps-mesure » dont parle Bergson dans ses conférences sur le changement), qui est surtout linéaire et irréversible (la flèche du temps), nous confronte à la disparition, à la perte, notamment à l’angoisse de la mort, donc à notre finitude (Heidegger, 1927). Il est également accessible à tous.

Contrairement au temps social, le temps sacré requiert quant à lui une initiation. Cette rupture temporelle se double d’une rupture spatiale, qui consacre la scission radicale entre les deux mondes hétérogènes du sacré et du profane. L’adjectif latin « sacer » renvoie d’ailleurs à la propriété (est « sacer » ce qui est la propriété des dieux, une propriété inviolable, le sacrilège étant l’atteinte à cette propriété divine). Ce qu’il importe de constater, est que le sacré (ou qui peut être maudit, le terme « sacer » pouvant signifier sacré ou maudit), c’est un territoire. Il s’agit avant tout de bien délimiter ce qui, dans le territoire, est la propriété des dieux, et ce qui est celle des hommes, ainsi qu’on le constate par exemple au moment de la fondation de Rome, pour laquelle il fallut prendre les augures :

« […] Romulus choisit le Palatin comme espace, Remus l’Aventin, afin de prendre les augures. On raconte que Remus obtient l’augure en premier, six vautours, et l’augure était à peine annoncé lorsque le double apparut à Romulus » 7 .

Le temps du sacré serait donc avant tout un attribut des dieux, qui serait très précisément distinct du temps humain, social, profane. L’étymologie est d’autant plus intéressante que le radical « temno » signifie couper, découper, tracer un sillon. Temps et temple ont ainsi la même origine sémantique, qui signifie introduire une coupure entre le sacré et le profane.

De surcroît, le temps du sacré organise le mythe dans la mesure où le mythe raconte une histoire elle aussi sacrée, avec des êtres surnaturels, qui accomplissent des œuvres fabuleuses (création du monde, d’une île, d’une espère, d’une institution…). En somme, ce qui fonde la société humaine demeure le sacré (de même que le sacré fonde toute création sociale, par exemple la cité romaine). Eliade dit à ce sujet : « […] le mythe est considéré comme une histoire sacrée, et donc une « histoire vraie », parce qu’il se réfère toujours à des réalités. Le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l’existence du monde est là pour le prouver ; le mythe de l’origine de la mort est également « vrai » parce que la mortalité de l’homme le prouve, et ainsi de suite. » (1963, p. 17). 

Dès lors, l’existence des humains en collectivité se justifie par des événements sacrés qui se sont passés dans le temps mythique. Vivre implique une expérience religieuse, qui se distingue de la vie quotidienne, dans la mesure où elle réactualise le temps mythique : « L’homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différent du profane » (Eliade, 1957b, p. 79). La hiérophanie se manifeste également dans un temps qui lui est propre. Eliade souligne d’ailleurs cette opposition : « L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré et indestructible. Pour lui, c’est le Temps sacré qui rend possible l’autre temps ordinaire, la durée profane dans laquelle se déroule toute existence humaine. C’est l’éternel présent de l’événement mythique qui rend possible la durée profane des événements historiques » (Op.cit., p. 80). De plus, il est intéressant de constater que, ce que traduit le Temps sacré, c’est la nostalgie d’un temps paradisiaque, où les dieux étaient présents pour veiller à la perfection du monde.

D’autre part, les mythes révèlent à l’humain son origine surnaturelle, et la posent en exemplarité. L’expérience du sacré consiste dès lors à mettre en évidence des valeurs absolues, qui consacrent des tabous, des interdits, et délimitent ainsi le champ du « sacer » et celui du « profane ». Ainsi, l’un des interdits majeurs dans la Grèce ancienne est celui de la démesure (« hybris »), forme d’orgueil qui consiste pour un humain à se croire l’égal des dieux. Par exemple, la lydienne Arachné, prétendant être supérieure à Athéna. Arachné, malgré les mises en garde d’Athéna (« aspire à la réputation d’être entre toutes les mortelles la plus habile à façonner la laine, mais ne prétends pas égaler une déesse » 8 ) représente alors dans son ouvrage les dieux déguisés en animaux pour satisfaire leurs amours fautives avec les humains. Athéna, atteinte par la démesure de cette « mortelle », transforma cette rivale en araignée…

Le temps du mythe peut d’ailleurs se réactualiser périodiquement, grâce aux rites, qui témoignent eux aussi de la sacralisation à l’œuvre dans le mythe. Eliade le dit ainsi : « Ce qui s’est passé ab origine est susceptible de se répéter par la force des rites » (1963, p. 26). La ritualisation relève également d’une temporalité sacrée, on pourrait même parler d’une temporalité performative : l’événement fait sacralisation. Selon Eliade, en effet, parce que le mythe apprend le secret de l’origine des choses, il permet de les réactualiser à volonté. Cette réactualisation dans l’événement indique une puissance magico-religieuse (connaître l’origine d’un objet, d’un animal, d’une plante, c’est acquérir sur eux un pouvoir magique grâce auquel on réussit à les dominer, les multiplier et les reproduire à volonté). En somme : « La « religiosité »  de cette expérience est due au fait qu’on réactualise des événements fabuleux, exaltants, significatifs, on assiste de nouveau aux œuvres créatrices des Etres Surnaturels, on cesse d’exister dans le monde de tous les jours et on pénètre dans un monde transfiguré, auroral, imprégné de la présence des Etres Surnaturels » (Eliade, Op.cit., p. 33). Les rituels permettent de replonger dans le temps mythique et de refuser l’irréversibilité du temps : « Le rituel abolit le Temps profane, chronologique, et récupère le Temps sacré du mythe. On redevient contemporain des exploits que les Dieux ont effectués in illo tempore » (Op.cit., p. 175). 

Ainsi, le mythe exprime une vérité absolue, raconte une histoire sacrée, dans un temps sacré, et a une fonction exemplaire. Chaque répétition ou imitation du mythe se retrouve dans les rituels, et est une façon de transcender le temps social (temps profane) pour parvenir au temps mythique (temps sacré) (Eliade, 1957a).

Dans les sociétés primitives, ce rôle de passeur est tout particulièrement dévolu au chaman, qui permet de restaurer une forme de continuité entre le monde profane, social, et le monde mythique, pré-social et sacré. De fait, la vocation et l’initiation chamaniques permettent d’appréhender le sacré par leur expérience sensible. La maladie devient initiation parce qu’elle est une transformation qualitative de l’expérience sensorielle. Ainsi, le chaman découvre une dimension de la réalité qui reste inaccessible aux non-initiés. Comme le souligne Eliade : « […] l’apprenti s’efforce de « mourir » à la sensibilité profane pour « renaître » à une sensibilité mystique » (1957a, p. 111). 

Le chaman effectue des voyages hors du temps et de l’espace sociaux. Ainsi, il fait des voyages mystiques (par exemple aux Enfers) qui sont aussi des voyages temporels, au moyen de l’extase, et de la transe. Eliade souligne en effet que « l’extase réactualise provisoirement l’état initial de l’humanité toute entière » (1957a, p. 124). Or le chamanisme est précisément l’une des techniques archaïques de l’extase, qui permet de dépasser la condition profane, individuelle, et la temporalité qui lui est associée, pour « atteindre à une perspective trans-temporelle », pour « retrouver en quelque sorte la source même de la vie spirituelle, qui est tout à la fois « vérité » et « vie » (1974, p. 67).

Toutes ces multiples facettes de réactualisation du temps mythique originaire illustre un point primordial : la réversibilité de ce temps du sacré dont l’expérience de la mort est un modèle.

Mais la circularité seule ne peut qualifier le temps mythique ; cette circularité doit s’accompagner du sacré. Car le temps circulaire, toujours égal à lui-même, peut créer de l’espoir (dynamique du sacré) ou du désespoir (dynamique du profane). Eliade précise que dans les sociétés modernes, désacralisées, « la signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence . […] Lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant. » (Eliade, 1957, p. 95). Cette ambivalence du Temps circulaire est mise en évidence par Nietzsche à travers le mythe de « l’Eternel Retour » (Bilheran, 2005, p. 57, sq.), qui peut être à la fois joie (sacré) et désespoir (profane), l’essentiel pour le surhumain étant non seulement d’accepter cette ambivalence, mais de l’accueillir avec enthousiasme. Ce temps circulaire devenu profane est figuré par le mythe de Sisyphe, comme un temps maudit : Sisyphe est le plus rusé des mortels, et le moins scrupuleux. De fait, lorsque Zeus eut enlevé Egine, la fille de l’Asopos, Sisyphe le vit et le dénonça à Asopos moyennant récompense. Zeus, furieux, foudroya Sisyphe et le précipita aux Enfers, où il lui imposa de rouler éternellement un énorme rocher en remontant une pente. A peine le rocher était-il parvenu au sommet qu’il retombait, et le travail était à recommencer (Grimal, 1951). Sans sacralité, le temps du mythe est non plus éternelle naissance, mais éternelle perte et souffrance.

De surcroît, le temps du sacré organise le mythe dans la mesure où celui-ci raconte une histoire elle aussi sacrée, avec des êtres surnaturels, qui accomplissent des œuvres fabuleuses (création du monde, d’une île, d’une espèce, d’une institution…). En somme, ce qui fonde la société humaine demeure le sacré (de même que le sacré fonde toute création sociale, par exemple la cité romaine). « […] [L]e mythe est considéré comme une histoire sacrée, et donc une « histoire vraie », parce qu’il se réfère toujours à des réalités. Le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l’existence du monde est là pour le prouver ; le mythe de l’origine de la mort est également « vrai » parce que la mortalité de l’homme le prouve, et ainsi de suite » (Eliade, 1963, p. 17). Dès lors, l’existence des humains en collectivité se justifie par des événements sacrés qui se sont passés dans le temps mythique. Vivre implique une expérience religieuse, qui se distingue de la vie quotidienne, dans la mesure où elle réactualise le temps mythique. Eliade souligne d’ailleurs cette opposition : « L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré et indestructible. […] C’est l’éternel présent de l’événement mythique qui rend possible la durée profane des événements historiques » (Eliade, 1957, p. 80). La rythmicité sacrée du mythe s’illustre tout particulièrement dans les rituels, dans la périodicité d’un geste paradigmatique à travers lequel quelque chose se révèle comme durable dans le flux universel. Cette rythmicité sacrée est alors proche de la litanie, du leitmotiv, d’une répétition sécure, et non d’une cadence traumatique. En conséquence, le temps social se présente comme une durée précaire, qui mène à la mort en tant qu’elle est une perte, alors que le temps mythique, parce qu’il est sacré, permet de penser une circularité sans perte, puisque la mort est toujours pensée comme renaissance (Bilheran, 2007c).

Notes
7.

« […] Palatium Romulus, Remus Aventinum ad inaugurandum templa capiunt. Priori Remo augurium venisse fertur, sex voltures ; jamque nuntiato augurio cum duplex numerus Romulo se ostendisset (…) », in Tite-Live, I, VI-VII (traduction personnelle).

8.

« […] tibi fama petatur/Inter mortales faciendae maxima lanae/Cede deae (…) », in Ovide, VII, 30-32 (traduction personnelle).