II.6.2. Schreber et « L’extinction des horloges du monde »

Schreber (1903, p. 82-83) nous indique comment le temps de Sisyphe peut être en question dans la psychose : « Un tournant particulièrement grave de l’histoire de la terre et de l’humanité me sembla alors être marqué par les événements qui se produisirent un certain jour dont je me souviens avec précision ; ce jour-là, on parla de l’extinction des « horloges du monde » ». Il ajoute : « C’est de ce jour que s’instaura, me semble-t-il, cet état de choses que j’ai entendu désigner des centaines et des milliers de fois sous le nom de « malices » » Ces « malices » témoigneraient de ce que les humains ne sont plus soutenus qu’artificiellement par Dieu. Depuis cette extinction des horloges, « en haut », on tire « les ficelles qui actionnent les êtres humains ».

En d’autres termes, l’interprétation de ce passage peut être la suivante : l’arrêt figuré de la temporalité sociale, marqué par les horloges, fait sombrer les humains dans une temporalité mythique, celle de la répétition qui peut même être prédite : « Je puis dire à l’avance avec une certitude presque infaillible à quel moment se produira telle ou telle manifestation de vie », indique Schreber. Cette répétition est douloureuse et l’humain en proie à des « malices », hormis lorsque la divinité « se tient à proximité ». Ainsi, « l’extinction des horloges du monde » consacre l’abandon des humains par la divinité, et marque l’avènement du temps mythique de Sisyphe : éternel retour du malheur… Face à ce temps de Sisyphe, la tentative de lutte consiste, dans le délire de Schreber, à fonder une illusion de contrôle sur le temps, notamment par la prédiction infaillible et le savoir tout puissant sur les intentions de Dieu.

Cette circularité pessimiste du temps vécu dans la psychose est également très bien illustrée par une définition de Philippe, l’un des patients schizophrènes d’Aulagnier déjà cité (cf. I.4.2., supra) : « Le temps c’est un faux mouvement , on croit qu’il bouge, mais ce n’est pas vrai. Je vous l’ai déjà dit, pour moi le temps est circulaire, je ne peux pas faire une différence entre le passé et le futur . Je ne peux pas plus faire une différence entre la vie et la mort . Je ne comprends rien à toutes ces dualités : passé/présent , vie/mort, présent/futur […]… S’il y a quelque chose de différent de la vie ce n’est pas la mort, mais autre chose, je ne sais pas quoi » (Aulagnier, 1984, p. 119).

Dès lors la sacralisation propre à la temporalité mythique permettrait de lutter contre ce temps mythique maudit.

Le temps du sacré c’est avant tout le temps de l’expérience religieuse, celui des êtres surnaturels, des divinités, mais aussi, dans notre cas précis, celui des ressuscités ! La temporalité sacrée se définit de surcroît par l’initiation au spirituel, qui consacre une rupture temporelle.

Dans cette perspective, Gabrielle considère sa maladie comme une « crise mystique ». Les médecins la croiraient « folle », « schizophrène » même, mais elle a toujours réfuté ce diagnostic, en disant qu’il y a une véritable incompréhension sur son statut de « messagère ». En somme, comme dans la temporalité mythique, la maladie devient initiation en permettant une transformation qualitative de l’expérience sensorielle, notamment à travers l’expérience de l’extase, dont elle nous a raconté un moment, qu’elle a aussi écrit :

« En 1995, à deux reprises, j’avais vu dans un songe (non pas dans un rêve !) une grande lumière entourant le front du Christ. Il avait des cheveux ondulés qui retombaient sur ses épaules, des grands yeux bleus, un nez rectiligne avec un menton avec une petite barbichette pointue. Il était vêtu d’une robe longue comme les prêtres de couleur beige.

Il attendait !

Je suis montée à la basilique N.D. de la Garde et qui je vois : sur l’escalier qui conduit à la basilique, un homme qui tendait un plateau d’argent pour recueillir des pièces de monnaie. Je me suis mise 3 fois avant de le reconnaître, puis j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai parlé :

« Are you americain ? »

Non me répondit-il, je suis allemand. Et nous avons commencé à bavarder. Il lisait les passages de la Bible écrite en allemand sur les questions que je lui ai posées. 

Puis je l’ai invité chez moi à partager un repas. C’était un lundi, il était venu en bicyclette et pendant 4h15 nous avons parlé de la crucifixion ! Pas un mot de la Résurrection !

Puis je l’ai présenté à mon ami. C’était très beau. Nous sommes montés tous les 3 boire un café à la basilique, à la cafétéria de la basilique plus exactement. Miracle ! Pendant que je faisais la présentation, il s’est mis à pleuvoir ! Une pluie très fine qui a duré 5 min pour nous bénir tous les 3.

Depuis 1995, je connais Jésus. Cela fait 10 ans. Je l’ai souvent invité à la basilique à des repas. Il était habillé comme un « mendiant » mais il venait manger avec moi et bavardait. Il m’a confié qu’il était un homme très riche mais qu’il s’était fait « mendiant » pour étudier le comportement des fidèles qui montaient à la basilique, prendre des photos, rester 5 à 10 min etc. Je l’embrassais, le prophète aussi. Nous étions devenus très amis.

Un jour j’ai tout écrit à Son Eminence le cardinal Panafieu en lui demandant de partager un repas avec Jésus et un autre prélat qui parlait couramment l’allemand. Ce qui fut fait. Le prélat allemand qui l’a rencontré grâce à moi, est le cardinal allemand Benoît XVI devenu Pape. C’est Lui qui l’a fait entrer dans un monastère allemand en Allemagne où il est interrogé par les plus grands théologiens. »

Ce qu’illustre ce récit c’est que le temps sacré est avant tout celui des ressuscités. Le sacré se manifeste de lui-même : l’hiérophanie est illustrée par une vision d’un Christ ressuscité et auréolé de lumière. Par ailleurs Gabrielle ajoutera : « Actuellement Jésus est entré dans un monastère en Allemagne avec l’aide du Pape qui est d’origine allemande. Il est interrogé par les plus grands théologiens. L’été dernier j’avais été gravement malade des poumons : 2 mois ! J’avais parlé presque tous les jours avec J.C. sur les marches de la basilique N.D. de la Garde. J’ai guéri ». Non seulement Jésus Christ est ressuscité mais en outre il continue d’accomplir des miracles, permettant ainsi la réactualisation du temps mythique, et l’immersion dans un temps sacré caractérisé par la répétition rituelle (« tous les jours »).

Ces ressuscités du royaume des morts se donnent à voir par un songe, et non par les rêves, ainsi que le précise Gabrielle. De fait, le songe véhicule cette aura de dire la parole des dieux (par exemple le songe d’Enée dans l’Enéide de Virgile), il y « la vérité des songes » (ainsi, celle du songe de Scipion) dont Aristote (La Vérité des Songes) se demandera dans quelle mesure elle indique l’intervention des dieux, alors que le rêve est souvent taxé de balivernes et méprisé. Parmi les ressuscités, il y a notamment l’Ange Gabriel lui-même, à travers Gabrielle : « Ce qui est impressionnant, chez moi, l’Ange, c’est que je parle toujours pareil. Je vais éclater la vérité ou plutôt les vérités au grand jour. […] Moi, je suis l’ange qui indique le chemin à suivre aux braves gens pour accéder au paradis. Un bras de fer a lieu entre l’ange et le démon ». Gabrielle s’attribue ainsi un rôle messianique, dans un processus mégalomane.

D’autre part, ce temps du sacré est bien entendu marqué du sceau de la nostalgie dans la mesure où ce Christ qui « attendait », déguisé en mendiant, renvoie au monde paradisiaque de la résurrection. La nostalgie est toujours liée à ce que l’on a perdu, et en ce sens, peut nous aider à penser le sentiment de la perte dans la psychose et l’utilité de la temporalité mythique pour réactualiser ce qui a été perdu. Lorsque l’on interroge, à ce sujet, des personnes traversées par des processus psychotiques, elles évoquent très souvent des vécus nostalgiques très douloureux.

Ainsi, il y aurait trois, et non plus seulement deux, modalités du temps vécu. Le temps mythique maudit (éternel retour pessimiste, répétition traumatique de la perte 9 ), le temps mythique sacré (éternel retour sanctifié), et le temps social (temporalité linéaire). Temps mythique sacré et temps mythique maudit obéissent à une rythmicité similaire. Mais dans le premier cas, cette rythmicité est vouée à la transcendance vers la divinité, dans le second cas, elle est vouée à traduire l’immanence maudite de la condition humaine lorsqu’elle ne respecte pas les divinités. C’est en ce sens que la temporalité mythique concerne avant tout un temps sacré, s’opposant au temps profane de la temporalité sociale. Cette rupture temporelle se double d’une rupture spatiale, qui consacre la scission radicale entre les deux mondes hétérogènes du sacré et du profane, délimitant le territoire des dieux et celui des hommes : l’adjectif latin « sacer » renvoie d’ailleurs à la propriété (est « sacer » ce qui est la propriété des dieux, une propriété inviolable, le sacrilège étant l’atteinte à cette propriété divine).

Notes
9.

Á ce niveau, la sacralisation de la temporalité mythique sacrée permet de sortir de la répétition traumatique de la perte. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles le mythe se retrouve si souvent non seulement dans le discours psychotique, mais également dans des civilisations n’ayant pas surmonté des traumatismes collectifs.